(13)

Par Dan

13

 

25 février 2020

 

Leur convoi sera le premier arrivé à destination : il suffit de conduire plein nord jusqu’à atteindre le sommet de la porte du volcan, et même s’ils ne sont pas pressés, Amelia profite des routes relativement bien entretenues pour mettre le pied au plancher. La vitesse est la seule chose qui lui donne encore l’impression de voler quand il n’y a aucune arête à franchir.

Harry se cramponne à la portière passager ; dans le rétroviseur, Oqruchi plonge un regard vif dans les profondeurs de la jungle. Amelia espère qu’ils resteront absorbés par leurs préoccupations. Tant qu’ils ne parlent pas, elle peut réfléchir.

Elle pense avoir été assez discrète en constituant les groupes : Célestine se méfie trop de Frankie pour se méfier du reste et Levi a assez de choses à gérer pour déléguer la planification des détails sans poser de questions. Mais le plus dur reste à venir : cinq jours minimum en compagnie d’Harry et d’Oqruchi, voilà qui va rendre les manœuvres délicates.

Amelia ralentit dès que la jungle laisse place à la forêt et que le paysage reprend des contours familiers. Elle n’a plus remis les pieds dans la région depuis 1972 et la grande purge de la base – un choix que Levi a respecté, puis offert à tous leurs émissaires en leur permettant de s’exclure des missions d’accueil qui auraient pu les ramener à leur porte d’origine. Pourtant, quand elle aperçoit la silhouette des statues gardiennes et les courbes de la prairie vallonnée où elle a jadis posé l’Electra, Amelia a la sensation de n’avoir jamais vraiment quitté cet endroit.

Elle est troublée de constater qu’aujourd’hui, il lui rappelle Sanderson avant de lui rappeler le Kansas. Elle se revoit avec Fred, face à l’épave mouillée de la goélette blanche, Alma s’efforçant de sauver leur équipement d’espionnage comme Santiago le ferait avec le Kahana.

Alma lui manque, subitement, et pourtant les circonstances de sa disparition lui paraissent plus floues que jamais. Amelia ne se souvient même plus l’avoir enterrée ; peut-être parce qu’on n’avait jamais officiellement retrouvé son corps. En quelle année, déjà ? 71 ? Ivan paraissait déjà perturbé avant de la perdre, mais Amelia se rappelle désormais les mois difficiles qu’il avait connus après ça, jusqu’à leur terrible fin à tous, moins d’un an plus tard.

Amelia ne s’explique toujours pas ces violents sentiments d’absence qui la frappent aux moments les plus incongrus en faussant son humeur autant que sa notion du temps. Elle n’avait jamais osé les évoquer avec personne, pas même avec Charles, jusqu’à ce que Célestine ouvre son cabinet de soin quasi ésotérique. Selon elle, ces écarts sont peut-être dus à leur âge figé et aux saccades de leur mémoire : l’esprit perturbé peut croire qu’une personne s’est évaporée la veille plutôt qu’un demi-siècle auparavant.

Ils dépassent le lac farceur, qui ne se devine qu’à son lit de limon, aujourd’hui, puis gagnent l’océan de graminées où les fleurs sauvages semblent plus hautes et plus larges que jamais. Parvenu à la lisière de la forêt marquée par des arbres aux formes de points d’interrogation inversés, le cortège de Jeeps se gare à l’ombre et l’équipe entreprend de repérer la position du camp, des postes de guet et des cachettes pour leur surplus d’armes.

Amelia ronge son frein. Elle hésite lorsque Harry et Oqruchi s’attaquent aux toiles de tente. Elle profite presque de son ramassage de bois en solitaire. Finalement, c’est durant sa corvée de vaisselle au ruisseau le plus proche qu’elle s’y résout.

— Test canal privé, 1-2, 1-2, articule-t-elle dans le talkie-walkie, aussi bas et distinctement que possible. Charles, Mazlin, Danai, vous me recevez ?

Quelques secondes passent dans le glouglou joyeux de l’eau claire. Elle essaye de ne pas s’inquiéter : il leur faut sans doute du temps pour se ménager un peu d’intimité sans éveiller les soupçons.

— Cinq sur cinq, répondent-ils l’un après l’autre dans un crachotement saturé d’interférences.

— Bien. Comment ça se présente, de votre côté ?

— RAS jusque-là, dit Charles. On prévoit de partir demain, j’ai pas trop à me plaindre, Eddie sera facile à gérer. Pour Maz, ça sera peut-être plus compliqué, avec l’autre empaffé à moustache et notre grande prêtresse.

— Je sais me débrouiller, réplique Mazlin.

Mais il y a un fond d’appréhension dans sa voix.

— Et toi, Danai ?

— Oh, moi, je me contente de jouer la petite fille naïve. C’est très facile.

Un peu trop. On pourrait croire qu’après toutes ces décennies ou tous ces siècles en sa compagnie, les gens sauraient voir au-delà de son apparente ingénuité.

— On devrait peut-être convenir de codes en cas de contretemps ou de complications, fait Charles. Je peux m’en charger.

— Bonne idée, approuve Amelia. Et si on ne parvient pas à se recontacter d’ici mars, souvenez-vous : nous devons lui mettre la main dessus en premier. Dès qu’il sera au camp, ça deviendra quasi impossible de lui parler à l’abri des oreilles indiscrètes.

Un silence pesant lui fait écho, un silence qu’elle comprend.

— Il est toujours temps de faire machine arrière, souffle-t-elle. Personne ne vous en voudra.

— À part nous-mêmes, dit Danai.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez