11. Le fin'amor

Le fin’amor… Ce terme ne lui évoquait rien qui vaille, et alors qu'elle s'apprêtait à s'assurer qu'il en allait de même chez son partenaire de danse étrange, elle sentit, avant de la voir, sa silhouette se décrocher de son ombre. Le temps qu'elle pivote sur ses talons, il n'était plus qu'un dos au milieu de la foule des danseurs qui avaient repris les festivités. Plus personne ne se souciait d'elle, ou de lui, ou de leur improbable dextérité à s'élancer dans une chorégraphie dont seul le gendarme semblait connaître l'existence.

— Vous devez vous tromper, Capitaine, on a juste fait n'importe quoi, et visiblement pas ce qu'il fallait, soupira-t-elle se voulant concluante et expéditive.

Astrée quitta la piste, le vieil homme sur ses talons. Elle cherchait à imputer à ces grotesques élucubrations la responsabilité de son brusque retour de mauvaise humeur, plutôt que de se dire que, éventuellement, cela pouvait ne tenir qu'au départ précipité et grossier de son lunatique locataire. Le déni, toujours le déni.

 

*

 

— Ce n'était pas n'importe quoi.

Parfaitement ravie, Jeanne n'avait pas laissé une seconde de répit à la jeune femme depuis qu'elle s'était laissée lourdement retomber sur son banc d'origine, bien décidée à ne plus jamais remettre les pieds sur quelques pistes de danse que ce soit. Elle agitait sa bolée de vin avec excitation, et tournoyait sur elle-même, malgré son âge et son poids, répandant des gouttelettes écarlates à la ronde. Evidemment, elle n'avait rien raté du spectacle qu'Astrée avait donné malgré elle, et ne se laissait pas atteindre par la morosité de cette dernière. 

La petite baronne avait beau bougonner et prétendre ne rien vouloir entendre d'une connaissance innée ou acquise, Jeanne ne se laissait en rien atteindre par toute cette négativité criante. La tête entre ses mains, le nez au-dessus de son verre, le troisième de ces dernières minutes, la plus jeune des deux tentait d'ignorer l'euphorie de son aînée. C'était déjà bien assez fatiguant de devoir faire avec la folie du Capitaine, si en plus la Postière s'y mettait, comment parviendrait-elle à repousser toutes ces incohérences et retrouver son bien-aimé déni ? 

— Vous saviez exactement c’que vous faisiez, tous les deux, et vous l’faisiez bien, crévindiou ! poursuivait la cuisinière d'un soir, en un léger rire cristallin.

— Ok, trancha Astrée agacée, en tournant un regard fatigué en direction de la virevolteuse. Dans ce cas, explique-moi comment le Capitaine et toi pouvez être aussi catégoriques concernant les pas d'une danse qui, toujours selon vos dires, n'est plus ni pratiquée, ni enseignée depuis des siècles ?

— C'est pas parce qu'elle n'est plus enseignée qu'on n’sait pas la reconnaître, rétorqua la vieille dame en retroussant ses jupes afin de venir enjamber le banc et poser son séant à proximité de la petite baronne. Elle est pas facile c’te danse. et pis ça s’danse qu’à deux, c’est pas le jimbourat d’la convivialité. Pour ce type de fèsta, on préfère les rondes et autres voltes. Ca permet à tout le monde, même les plus inexpérimentés, d’participer. 

D'un ample mouvement de bras, la matrone désigna les attroupements environnants avant d’ajouter :

—Tous ces patilleux... Y sont là pour s'amuser de not’ folklore, et nous autres, on est là pour leur faire croire qu’ils font partie de c’te folklore. On ne va pas leur faire perdre du temps en passant plusieurs heures à les voir pigner sur les enchaînements d'une danse compliquée. Mais, d’temps en temps, lorsque les caisses d’la mairie l’permettent, on fait venir une troupe de professionnels. Et alors, bien sûr qu’le fin’amor est d’la partie.

— Et bien voilà ! C'est comme ça que j'ai du apprendre, se défila la jeune femme en plongeant, une fois encore, dans le réconfort de son verre. Affaire classée.

— C'est très récent, Astrée... Trop récent pour que t'aies jamais vu cette troupe à l’oeuvre, reprit la postière doucement, tendrement, un peu tristement aussi, en s'en allant caresser une tresse fleurie sur la tête de son interlocutrice. Alors, si tu m’disais qui t'a appris à danser ça, ma gouyate ?

— Mais personne ! s'indigna l'autre, éreintée par toute cette histoire ridicule, fatiguée de devoir toujours répéter la même chose sans que personne ne daigne la croire. Je ne sais même pas de quoi vous me parlez ! Je dansais avec le Capitaine, et brusquement je me retrouve dans les pattes de l'autre. J'ai le droit à deux questions et pas une de plus, ensuite il se remet à buguer sur mon épaule, puis on s'engueule, comme d'hab', et quand la musique cesse enfin, tout le monde nous regarde et on arrête pas de me parler de mort finale !

— Fin’amor, la reprit Jeanne.

— Finale mort ou mort finale, peu importe !

— Non, fin'amor. L'Amour fin, si tu préfères.

— Quoi ?!

Voilà, cette fois, la postière avait toute son attention. Jusqu'à présent, elle n'avait entendu que le mot mort, à aucun moment elle n'avait songé à amor. C'était logique lorsqu'on évoquait une danse du XIIème siècle que son appellation soit en occitan. Mais puisque tout était devenu si surréaliste depuis quelques temps, l’esprit d’analyse d’Astrée avait été mis en veille. Maîtriser une danse oubliée et en exécuter les pas instinctivement était déjà suffisamment déroutant, mais si en plus cette danse évoquait l'amour...

— T’as déjà entendu parler de l'amour courtois ? demanda Jeanne doucement, comme on parle à un enfant excessivement apeuré.

— C'est pas un truc des romans de la Table Ronde ? s'enquit la jeune femme en fouillant sa mémoire ce qui ne fit qu'amplifier son mal de crâne naissant.

— Oui et non. C'est surtout une loi fondamentale du Moyen-Âge. Comment t'expliquer ça ? L'amour courtois n'a rien à voir avec le mariage et les p’tits drôlates qui restent une obligation forcée. L'amour courtois c'est l'apparition du véritable amour, des sentiments, d’la douceur et du respect...

— De la niaiserie, quoi.

— Arrête don’ de roumer, ma chérie, sans l'apparition d’l'amour courtois, tu s’rais p’t-être mariée à un vieux riche depuis tes quinze ans. C'est grâce à ces niais que tu as le choix, aujourd'hui.

— Tu parles d'un choix, marmonna-t-elle en finissant son verre d'un trait.

Astrée l’invita à poursuivre d'un mouvement très approximatif de main.

— Donc, l'amour courtois était l'amour, le véritable amour, la plupart du temps inassouvi, qui unissait un homme et une femme issue d’la bonne société.

— Le bas peuple n'avait pas le droit de s'aimer, alors, commenta la personnification de la bonne humeur.

— Au contraire ! Si l'amour courtois restait inassouvi c'est justement parce que soit la donzelle était déjà mariée, soit le chevalier n'était pas d’sa condition. En gros, ils pouvaient pas s’marier mais il leur restait l’amour courtois. Quoiqu'il en soit, c’est un jeu de séduction très codifié où l'homme est dévoué à sa Dame. Il devait être au service de sa Dame, à l'affût d’ses désirs et lui rester cranissou d’fidélité. Et elle, de son côté, pouvait se jouer de lui, feindre l'indifférence pour mieux tester son amour...

— C'est complètement stupide et terriblement frustrant. Quel intérêt peut-il y avoir à courtiser une femme mariée tout en sachant qu'on ne verra jamais la couleur de sa culotte ?

Jeanne s'agita sur son banc, un sourire ravi aux lèvres, preuve qu'elle avait amené la jeune femme exactement où elle voulait qu'elle soit. Elle récupéra la bouteille des mains de cette dernière, l'éloigna de sa portée pour l'empêcher de se resservir, et reprit.

— Qui a dit qu'il n’y avait pas rudelou

— Rudelou ? 

— Culbute.

— Jeanne, geignit Astrée gênée. 

— Le terme courtois a donné l’verbe courtiser. Faire la cour à une donzelle mène toujours quelque part, que ce soit dans son lit ou l’bec dans le ruisseau. C'est un amour prude et, dans l'idéal, totalement désintéressé, mais pas platonique. Les sens et l’corps s’affolent autant que l'esprit et l'âme. Et la Dame pouvait laisser parler son cœur à la seule et unique condition d'être courtisée selon les règles précises d’l'amour courtois.

— Qui étaient ? s'enquit Astrée qui profita de la diversion pour se resservir en douce.

Jeanne, le sourire triomphant, lui expliqua que l’amour courtois était un jeu adultérin, certes, mais dont la règle la plus importante était le contrôle de soi. En pleine époque de la chevalerie, les jeunes nobles étaient formés pour s'en aller guerroyer. Le contrôle du corps, des pulsions, et les différentes privations faisaient partie intégrante de cette formation. L'amour courtois, finalement, n'était qu'une épreuve de plus. Le jeune homme, puisque ce jeu leur était exclusivement réservé, devait se distinguer aux yeux de sa dame, et avant toute chose, se faire remarquer par elle. Tout commençait durant des tournois lors desquels le chevalier devait faire preuve de bravoure, de force et d’hardiesse. En un mot : de virilité. Il devait prouver ses valeurs guerrières pour mériter la Dame de son cœur. Puis, la poursuivre de ses attentions, lui faire savoir ses intentions. La Dame, quand à elle, devait se faire désirer, résister afin qu'il puisse mieux lui démontrer la force de son amour. Il accumulait, alors, les trophées, un mouchoir, une fleur, diverses petites choses appartenant à la Dame en question. Jeanne insista sur le fait qu’une même Dame pouvait être courtisée par plusieurs jeunes hommes en même temps. Cela durait souvent des années, surtout si la guerre s'en mêlait, et qu'elle se devait d'attendre le retour de son ou ses courtisans. 

— Et lorsque le jeu avait assez traîné, lorsqu'elle s'était finalement décidée, elle l’faisait savoir, discrètement, en offrant une danse à l'élu de son coeur... Le Fin'Amor.

Le sourire exagéré affiché par la Postière retourna l'estomac d'Astrée, qui se redressa d'un bond sur son banc, prenant conscience, de ce fait, de l'étau qui lui enserrait les tempes.

— Non, non, non ! Je t'interdis de me dire que j'ai épousé ce crétin selon un rituel moyen-âgeux débile ! s'énerva-t-elle en se laissant retomber face contre table, une position qui minimisait son mal de crâne et ses vertiges.

— Evidemment que non, rétorqua l'autre, tout sourire. Il manque encore l'Ensag.

— L'en-quoi ?

— L'Ensag. Ça consiste à se coucher côte à côte entièrement nus et...

— Veux pas savoir... grommela la jeune femme, joue et bouche écrasées contre la nappe, ses deux bras s'en venant recouvrir sa tête.

— T’as trop bu, diagnostiqua Jeanne.

Elle passait et repassait une main aimante, une main aux doigts frais, sur un front et la naissance d'une chevelure. 

— Tu devrais rentrer chez toi, nous poursuivrons cette conversation lorsque tu seras en état.

— Non... marmotta Astrée, la bouche pâteuse et la tête pesant trois tonnes cinq.

— Non à quoi ?

— Non à tout... J'ai à peine bu un tout p'tit peu, et j'veux plus jamais entendre parler de monsieur perfection arrogante.

— Il te plait, se moqua-t-elle dans un léger rire qui résonna dans chaque recoin du crâne douloureux de la petite baronne.

— Mhhhhhmmmm... gémit cette dernière grimaçante tandis qu’elle tentait de tourner la tête de l'autre côté. Un jour, Cupidon viendra se venger de l'affront que tu fais à son art.

— Bien sûr, ma gouyate, bien sûr. 

Cajolant, d'une main maternelle, le dos de la jeune femme, Jeanne rassembla ses jupes de l'autre, afin de quitter le banc pour entreprendre une fouille visuelle des lieux. 

— Je dois raccompagner les enfants chez leur mère, mais je vais demander au Capitaine de te ramener.

 

*

 

L'information mit un certain temps pour arriver jusqu'à son cerveau engourdi par l’alcool. Lorsque ce fut chose faite, soit une bonne minute plus tard, elle entreprit de se redresser, et s'appuya sur ses avant-bras, puis ses mains, pour retrouver une position assise. Sa tête pesait si lourd, son corps semblait si lent. Néanmoins, sa fierté ne se trouvait pas endommagée par le vin, et quand bien même il lui faudrait ramper jusque chez elle, elle se refuserait d'admettre devant qui que ce soit qu'elle avait besoin d'aide. Astrée n'avait jamais besoin d'aide. Astrée offrait son aide, mais elle n'en demanderait jamais à personne. 

Alors, les paupières plombées, elle dut relever le menton et viser un moment avant de s'arrêter sur ce qui devait être Jeanne. Ou à-peu-près-Jeanne, une forme indistincte et mouvante.

— Pas besoin du Capitaine, je peux rentrer seule, annonça-t-elle dans un effort notable d'articulation.

Une paume bien à plat sur la table, elle s'efforça de soulever le poids mort qu'était devenu son corps. Et lentement, s'élança dans l'exercice délicat d'enjambée de banc, un pied après l'autre. Jeanne essaya bien de protester, prétextant que tout ceci n'était que folie, et que le Capitaine se ferait un plaisir de l'escorter jusqu'au domaine. Mais la petite baronne tenait son caractère buté de ses ancêtres, et ne se laissait pas attendrir par des inquiétudes qu'elle et son cerveau embrumé d'alcool, jugeaient complètement infondées. 

Elle avait passé un premier pied, et cette victoire la grisa tant et si bien, qu'elle en oublia de bien soulever l'autre, le cogna contre le banc, et manqua chuter de tout son long sur l'herbe piétinée. Une fin qui aurait été la conclusion parfaite de cette soirée, si une main puissante ne s'était pas emparée du haut de son bras juste à temps. 

Dans un premier temps, elle s'étonna de la force de Jeanne. Certes elle ne pesait pas lourd, mais tout de même, cette poigne qu'il fallait pour lui empêcher la chute... Et puis, elle remarqua que cette dernière se trouvait toujours face à elle, les deux bras tendus, aussi surprise qu'elle de ne pas avoir à la réceptionner.

Le tissu recouvrant son bras l'empêchait de ressentir le pic électrique et la chaleur, mais le regard de la postière qui grimpait et grimpait encore jusqu'aux plus hautes sphères suffit à l'informer de l'identité de son sauveur. Ça, et sa voix aussi, lorsqu'il brisa le flottement entre les trois protagonistes, pour annoncer :

— Je vais la raccompagner.

Toujours ce ton sec, ce timbre rocailleux et grave, alors qu'il ne demandait aucunement la permission. Il se l'octroyait comme d’habitude. Comme si tout lui était toujours dû, comme si jamais rien ne lui avait été refusé dans sa vie. Astrée chercha à protester, remuant pour chasser cette main de son bras, manquant perdre l'équilibre une fois de plus. Elle voulut même lui écraser le pied mais, visant très mal, cela ne donna lieu qu'à un coup de talon au sol digne d'une enfant capricieuse.

— Et ce n'est pas sujet à débat, ajouta-t-il à son intention, expéditif, en immobilisant le coude qu'elle cherchait à lui envoyer à travers les côtes. 

Il avait dit vrai, il apprenait très vite.

Avec une rapidité et une facilité qui l'aurait laissé admirative si ça n'avait pas été lui, il la força à pivoter pour lui faire face. Et alors qu'elle s'attendait à se retrouver nez à nez avec un torse, elle fut surprise de découvrir une épaule et au-delà, le paysage. Il s'était courbé en deux, et après l'avoir projeté contre lui, il lui suffit de se redresser avec aisance, pour qu'elle finisse la tête en bas, une clavicule lui meurtrissant le bas-ventre, et un bras immobilisant ses cuisses.

— Reposez-moi immédiatement ! hurla-t-elle.

Astrée ne distinguait plus rien d'autre qu'une cambrure de reins et l'herbe. Elle avait beau gesticuler dans tous les sens, il avait ceinturé ses jambes de manière si efficace, que seul le haut de son corps répondait à l'appel. 

— Jeaaanne ! Dis-lui de me reposer !

Mais Jeanne ne l'écoutait pas ou plus. Elle était trop occupée à remercier le kidnappeur, l'encourageant carrément dans son crime. On ne pouvait vraiment plus compter sur personne.

— Jeanne ! paniqua-t-elle de plus belle lorsqu'elle le sentit se mettre en mouvement. Jeanne ! J'te jure je me moquerais plus jamais de Cupidon ! Jeanne, s'il te plait ! J't'en supplie ! J'mettrais une robe, Jeanne ! Une rose ! Avec des froufrous et plein de dentelle ! Le laisse pas faire !

Mais Jeanne n'obéissait pas. Elle restait immobile et se contentait de la saluer de la main, un sourire attendri aux lèvres, alors qu'Astrée, les deux paumes en appui sur un dos drôlement musclé, cherchait à redresser le buste pour la voir rétrécir.

— Ok, j'comprends, mais au moins, va chercher le Capitaine pour lui donner la description de mon agresseur ! Grand ! Brun ! Crétin ! Sinistre !

A bout de forces, ses bras finirent par lâcher prise, et elle se laissa ballotter contre un tee-shirt en vrac.

— Il va me découper en morceaux, ou pire, me faire le coup d'l'en sac, et tout le monde s'en contrefout ! Merci la vie ! se plaignit-elle une dernière fois, avant d'entendre Jeanne la reprendre au loin.

— L'Ensag, disait-elle comme s'il s'agissait du détail le plus important de ces dernières minutes.

Résignée, puisque tout le monde semblait se réjouir de sa mort prochaine, elle laissa tresse et bras ballants s'agiter au rythme de la démarche fluide de son agresseur. De toute manière, elle n'avait ni la force, ni le courage de se débattre. Son crâne qui semblait déjà peser de tout son poids, s'alourdissait à mesure que le sang lui descendait à la tête, et l'engourdissait de seconde en seconde. A chaque pas, sa longue tresse venait lui fouetter le visage, larguait une fleur mal accrochée, semait un chemin floral sur leur passage. 

Si quelqu'un en avait eu quelque chose à faire, et en partant du postulat que son agresseur n'avait pas annoncé dès le début le lieu de séquestration choisi, alors ce quelqu'un aurait pu la retrouver facilement. Si ce constat n'avait pas été inutile, il aurait eu quelque chose de rassurant. Dans le même esprit, si elle avait eu son portable sur elle, alors aurait-elle pu prévenir son frère, afin qu'il se mette en route dès à présent et qu'après cinq heures de trajet, il découvre son cadavre.

Fatiguée de laisser les vapeurs d'alcool la conduire de pensées ridicules en constats affligeants, elle chercha à reprendre le contrôle. Elle supplia une énième fois son assaillant de la reposer au sol. Elle pouvait marcher, c'est ce qu'elle n'avait de cesse de lui répéter, elle était parfaitement en état. Mais toujours ce lourd silence en guise de réponse. Parfois il laissait échapper ce son grave entre le râle et le grognement, mais guère plus. À croire qu'elle n'était qu'une charge sur son épaule dont il s'impatientait de se libérer rapidement. Elle n'avait pas demandé à être là, et pourtant il faisait presque naître en elle le besoin de s'en excuser.

— J'vais être malade, gémit-elle, finalement, après un long moment de silence occupé à compter les pavés au sol.

Les doigts crispés sur le tissu du tee-shirt masculin, elle sentait son estomac lui remonter dans la gorge à chacun des pas qu'il lui imposait. Elle essaya bien de fermer les yeux, mais les sensations s'avéraient pires encore. S'il s'obstinait à la maintenir dans cette position, il lui imposerait l'humiliation de rendre son maigre dîner sur le chemin, en plus des fleurs. Et niveau humiliation, le fait de se faire trimbaler comme un sac à patate et quitter la fête sous le regard amusé de toute l'assistance, lui avait assuré son quota du jour. 

Cela dit, elle n'eut pas à supplier, cette fois. En un mouvement de bras, la main masculine accrocha le dos de sa blouse, et elle glissa de son épaule à son buste. Si elle s'imagina, pendant la fraction de seconde qu'avait duré la chute orchestrée par le géant taciturne, qu'il la reposait au sol, elle eut la surprise de se trouver interceptée, à nouveau, par ses bras. Un dans son dos, l'autre entourant ses cuisses, elle venait de passer du statut de sac à celui de princesse en détresse.

— Tiens-toi tranquille, maintenant, opposa-t-il à toute éventuelle protestation, passant du vouvoiement au tutoiement sans qu'elle ne semble le remarquer. Et ne vomis pas !

— Ce serait très humiliant, rétorqua-t-elle à son ordre tacite, sa lourde tête dodelinant un instant avant d'échouer contre une épaule.

Sa fatigue fulgurante et sa tendance à ne plus rien retenir de ses pensées attestaient de son ébriété à un stade très avancé.

— ... Et très dommage, bailla-t-elle, les yeux clos, ses bras venant s'enrouler autour d'un large cou à défaut d'avoir l'autorisation de se débattre. Vous sentez tellement bon...

Jeanne avait raison, elle n'aurait pas dû sous-estimer ce vin. C'était vrai qu'il tapait fort, et c'était vrai, aussi, que sa résistance à l'alcool n'était plus ce qu'elle était autrefois, lors de ses études, lorsque les soirées et autres fêtes étaient monnaie courante. Pourtant, elle n'avait pas le souvenir d'avoir forcé sur les quantités. Juste un peu, mais pas suffisamment pour se trouver dans cet état, à moitié inconsciente, totalement sans défense...

— C'est quoi votre parfum ?

Et terriblement bavarde.

— Tais-toi et dors ! rétorqua-t-il toujours aussi sec et impérieux.

— J'ai pas sommeil... murmura-t-elle de cette toute petite voix endormie qui contrastait si efficacement avec sa ridicule affirmation.

D'ailleurs, elle crut l'entendre répondre quelque chose, mais était déjà trop loin pour saisir la teneur de ses propos. Ses forces l'avaient totalement abandonnée. Elle n'était plus qu'une poupée de chiffon bercée entre des bras protecteurs. Oui, maintenant que son esprit sarcastique et pessimiste était en veille, elle était en mesure de l’admettre. Elle avait confiance. Inconsciemment confiante et consciemment méfiante. Paradoxal et délirant. Mais elle se pencherait là-dessus un autre jour si, toutefois, au réveil, elle parvenait à se souvenir de quoique ce soit. 

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Morgane64
Posté le 26/03/2021
Coucou ! J'ai bien aimé ce passage, je me demandais quand le vin commencerait à faire son effet !
Je trouve juste qu'il devrait un peu plus parler à Jeanne, justifier l'enlèvement. Je crois que cela lui donnerait plus de présence et que ce serait plus fluide. Juste un petit dialogue pendant qu'Astrée râle.
Sinon, j'ai été ravie d'apprendre tout cela sur l'amour courtois. C'est parfait d'intégrer des vérités historiques à ton roman.
OphelieDlc
Posté le 31/03/2021
Oh merci ! J'ai toujours un énorme doute concernant les passages "historiques", lorsque l'un des personnages doit expliquer un contexte, une idée ou autre. J'ai toujours la crainte que par déformation professionnelle, je me retrouve a donner un cours rébarbatif aux lecteurs.

Je vais y songer concernant Syssoï. J'avoue que j'ai tendance à le faire très peu parler, ce qui devient un élément important de sa description. Mais ajouter une ligne ou deux de dialogue ne devrait pas poser de problème.
Morgane64
Posté le 31/03/2021
Oui, je te comprends. Après, il n'a pas besoin d'être loquace, ce serait juste pour maintenir sa présence. Ah la création ! C'est difficile.
Notsil
Posté le 13/11/2020
Coucou ^^

Eh bien, la pauvre Astrée prend cher ! J'aime beaucoup ce début de chapitre, qui casse l'attente qu'on avait de la suite. Un peu comme le début de l'épisode 8 ^^

Un détail m'a gênée dans ce paragraphe :
"Parfaitement ravie, Jeanne n'avait pas laissé une seconde de répit à la jeune femme depuis qu'elle s'était laissée lourdement retomber sur son banc d'origine, bien décidée à ne plus jamais remettre les pieds sur quelques pistes de danse que ce soit. Elle agitait sa bolée de vin avec excitation, et tournoyait sur elle-même, malgré son âge et son poids, répandant des gouttelettes écarlates à la ronde." -> dans la 2ème phrase, j'ai cru que le "elle" faisait référence à Astrée (et non à Jeanne) alors qu'Astrée était avachie sur la table. Peut-être c'est moi, peut-être tu trouveras un truc, tu le vois ^^

J'ai aussi beaucoup aimé ce passage :
"Elle voulut même lui écraser le pied mais, visant très mal, cela ne donna lieu qu'à un coup de talon au sol digne d'une enfant capricieuse.
— Et ce n'est pas sujet à débat, ajouta-t-il à son intention, expéditif, en immobilisant le coude qu'elle cherchait à lui envoyer à travers les côtes.
Il avait dit vrai, il apprenait très vite.
" -> où on les sent à la fois complice et où on sourit d'Astrée.

Bon, par contre, j'ai moins aimé "l'enlèvement" d'Astrée. Déjà l'emporter comme un sac de patate, c'est rude (j'espère qu'elle n'avait pas de robe courte, mais si c'est un truc d'époque ça le fait ouf ^^), et puis, Astrée proteste quand même tout du long et il n'en tient aucun compte, pire les témoins ne réagissent pas. Alors certes le gars est peut-être un peu connu pour ne pas être un méchant, mais quand même, je trouve ça hyper incorrect d'emmener quelqu'un contre sa volonté, et en plus dans cette position, c'est même pas genre il passe un bras sous ses épaules pour la soutenir ou autre ^^ Bref enfin c'est peut-être juste moi ou tout le barouf autour du consentement en ce moment, ou peut-être vas-tu dénoncer ce comportement par après, mais là voilà j'ai un peu tiqué ^^ (ce qui reste un avis tout à fait personnel et subjectif, hein :p).

Je préfère nettement la fin où elle se lâche avec l'effet de l'alcool (même si un petit vomito l'aurait embarrassé pour la suite héhé ^^).

Je reste curieuse de l'évolution de sieur Syssoï, il reste tout en ambivalence à souffler le chaud et le froid...
Et je me demande où elle va se réveiller :p
OphelieDlc
Posté le 14/11/2020
Coucou Notsil !

Oui, tu as raison, je vais changer ça. Il faut que je parvienne à me mettre dans la tête que j'ai le droit de répéter les prénoms, que je ne suis pas obligée d'avoir recours au "il/elle". Les mauvaises habitudes. Haha !

Concernant le consentement, c'est un peu plus subjectif. Tu as parfaitement raison de soulever que Syssoï est un rustre qui ne s'encombre pas de l'avis d'Astrée. Cela dit, elle est ivre et donc pas vraiment rationnelle dans ses décisions (rentrer seule alors qu'elle ne parvient même pas à quitter le banc sans tomber ?), qu'il décide de la raccompagner n'est pas un problème en soi. Le souci c'est la position dans laquelle il le fait. Que les gens alentours ne réagissent pas, c'est symptomatique, personne ne réagit jamais. Surtout que les ayant vu danser ensemble, ils pensent probablement qu'il s'agit d'un couple, et ne s'en mêle pas. Mais compte sur Astrée pour y revenir plus tard. Elle n'a pas du tout apprécié cette sortie de scène, encore moins d'être donnée en spectacle de la sorte. La notion de consentement, d'ailleurs, sera souvent au centre du sujet, Syssoï étant clairement un homme des cavernes parfois. :))
Belette
Posté le 13/11/2020
Ouiiiiii le nouveau chapitre ! <3

J'ai gloussé du début à la fin, je crois. x) Et effectivement, Syssoï, porter quelqu'un saoul en sac à patates, c'est pas la meilleure idée du monde. J'ai vraiment hâte de lire la réaction d'Astrée le lendemain matin, lorsqu'elle se rappellera du déroulé de la soirée (si elle s'en souvient évidemment). Ca promets des échanges pour le moins... intéressants ! ;)

Sinon, il y a deux points qui m'ont un peu gênée dans ce chapitre (mais c'est plus de la forme que du fond, donc c'est très subjectif et très facilement modifiable).

1. Le parler de Jeanne me pose décidemment soucis, et j'ai fini par mettre le doigt sur le pourquoi. Elle me fait penser à un personnage des visiteurs ! :D Plus sérieusement, comme je te l'ai déjà dit, j'aime beaucoup ce personnage, sa douceur et aussi la caricature que tu en fais (et les caricatures sont un outil très intéressant à utiliser) de la mémé de campagne, mais je crois que le trait est trop grossi. En fait, c'est le combo accent retranscrit phonétiquement ("not' folklore", "nous autres" ) plus patois qui est un peu too much. Le patois n'est pas aussi marqué, même au fin fond du périgord (contrairement au pays basque si j'en crois ton expérience). Je garderais juste "festà", "pigner", "gouyate", "roumer" et "rudelou" (celui-là il est excellent), le reste alourdit le dialogue. D'autant plus que tu donnes beaucoup d'informations à propos de l'amour courtois, donc ça casse un peu la fluidité de la lecture. Je pense que le but c'est simplement de donner une couleur à ton personnage avec le patois, à trop forcer le trait ça sort trop de la réalité !

2. Ce passage sur l'amour courtois, justement. C'est super intéressant d'un point de vue historique, vraiment, mais le ton casse un peu le rythme, là aussi. Tout d'abord, le parler de Jeanne est très inégal. Des expressions comme "tomber l'bec dans l'ruisseau" y côtoient un ton plus conférencier que j'ai du mal à imaginer dans la bouche d'une petite postière de village. Elle peut être férue d'histoire, j'ai du mal à l'imaginer faire un exposé aussi détailler sur l'amour courtois. Je pense d'ailleurs que ces notions gagneraient à être un peu plus synthétisée... Je sais que c'est pas facile, qu'on a toujours envie de mettre plein plein de détails surtout quand on a fait beaucoup de recherches (mon historique internet sur la Suède au XIIeme siècle opine du chef), mais il faut faire un tri dans de qui est utile à l'histoire et ce qui est superflu. ;) Sinon on casse la fluidité de la lecture et si jamais tu tombes sur un lecteur qui n'est pas autant fan d'histoire (honte à lui, nous sommes d'accord, mais c'est un autre débat), tu risques de le laisser sur le bord de la route...

Mis à part ces deux détails, c'était une lecture très agréable que j'attendais, tu t'en doutes, avec beaucoup d'impatience ! :D
Je suis pleines d'interrogations sur la suite, dont : mais où est Charlotte pendant qu'on fricote avec son russe ?!!! Je suis surtout très heureuse de voir les relations d'Astrée et de Syssoï évoluer, parce que même s'il la traite comme un sac de pommes de terre, il prend malgré tout soin d'elle.

Si j'avais une seule dernière remarque à faire : c'est possible de se téléporter à vendredi prochain pour avoir la suite immédiatement ? ;)

Je te fais des bisous, bon week-end à toi et je file sur ton JdB pour te laisser le petit message sur le patois ! <3
Belette
Posté le 13/11/2020
Ne te laisse pas impressionner par la taille des rubriques 1 et 2, ça prend toujours de la place d'expliquer ce qui gêne, même quand c'est insignifiant par rapport à toutes les qualités de ton texte. Je t'ai juste fait ces remarques parce que j'essaie d'avoir une lecture critique, mais ne te laisse surtout pas déranger par celles-ci.
Et n'hésite pas à m'envoyer sur les roses si mes remarques te dérangent ou si elles ne sont pas bien venues ! ;)
OphelieDlc
Posté le 14/11/2020
Hahahaha ! J'vais avoir l'image de Jacquouille en tête à chaque fois que je vais voir apparaître Jeanne ! Bravo !
Je comprends parfaitement ce que tu veux dire. Dans le premier jet elle parlait ainsi et ça me dérangeait. Je l'entendais dans ma tête, mais je ne parvenais pas à le retranscrire sur papier de manière crédible. Je l'ai donc supprimé au jet 2. Entre temps, j'ai lu des auteurs qui mêlaient patois ou argot dans les lignes de dialogues, et je me suis dit que j'avais manqué d'objectivité à mon propos. Sauf que tu confirmes mes craintes. Peut-être est-ce juste moi qui ne sais pas faire, tout simplement. Penses-tu qu'il vaut mieux que je reviennes à un parlé plus conventionnel sans abréviation phonétique, et juste quelques mots de patois deci-delà ?

Concernant les connaissances de Jeanne, ça s'explique plus tard. Cela dit, tu as raison, je ne veux pas perdre le lecteur à cause de ma déformation professionnelle. Je vais retravailler ce passage pour le rendre plus rapide et digeste.

Et n'ai aucune crainte, je suis là pour ce type de retours. Je ne me vexe pas du tout, au contraire, ça m'aide énormément. Essentiellement, aussi, parce que tu pointes souvent du doigt des fragilités avérées. Je manque d'objectivité, c'est normal. De fait, tes observations sont souvent le pied de biche qui me permet de décoincer mes blocages.

Merci Belette ! <3
Belette
Posté le 14/11/2020
Ahah longue vie à Jacquouille ;)
Non, non, ce n'est pas que tu ne sais pas faire, c'est juste que c'est compliqué à rendre et qu'il faut le temps que tu trouves le bon dosage, je pense. Ca serait super dommage que tu reviennes à un parlé plus conventionnel, j'aime beaucoup cette retranscription phonétique, ça donne beaucoup de couleurs à ton personnage. Il suffit simplement de trouver le bon équilibre. Mais c'est toi qui vois encore une fois, si tu as peur que ça te prenne trop la tête ou pas. :)

* cache son pied de biche* euh... contente d'être utile alors ;)
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