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Par Dan

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15 mai 2011

 

Les falaises noires lui rappelaient Moher, les plages claires avaient un air d’Achill et les plaines auraient ressemblé au Connemara si on avait remplacé les chevaux bruns par des moutons. En réalité, seule Hanga Roa et ses cahutes colorées avaient dépaysé Frankie depuis son arrivée sur Rapa Nui ; et depuis que le groupe de randonnée-découverte avait quitté le chef-lieu, Frankie souffrait d’un terrible mal de la maison.

— Environ quarante pour cent de la superficie de l’île de Pâques constitue un parc national protégé au patrimoine mondial de l’UNESCO, disait leur guide, assez fort pour que la troupe éparse d’anglophones ne rate pas une miette de son exposé. Le territoire a d’abord été peuplé par des Polynésiens, et leur culture artistique et architecturale s’est développée ici en total isolement. Les œuvres les plus représentatives sont évidemment les moaï, des statues de pierre volcanique mesurant entre trois et neuf mètres. On en compte mille quarante-deux.

Le sommet de Rano Raraku se dessinait devant eux ; la plus grande concentration de mégalithes se trouvait autour et à proximité du cratère et de la carrière où le tuf avait été miné.

— Ces statues sont le fruit du travail du peuple autochtone Matamua, dont le nom signifie « les premiers ». Aujourd’hui, leurs descendants, les rapanui, veillent attentivement sur ces merveilles.

Frankie pressa le pas pour se rapprocher de son père et échapper au regard insistant d’un touriste à casquette ; elle ne s’en était pas formalisée quand elle lui avait mis son postérieur sous le nez en grimpant un sentier caillouteux, mais il ne semblait plus avoir d’yeux que pour elle, désormais, et ça devenait gênant.

— Les moaï sont normalement dressés et placés en rang sur des ahu, des plateformes cérémonielles, et quasiment tous tournés vers l’intérieur de l’île. Mais les séismes et les tsunamis ont brisé nombre de ces installations, ce qui explique qu’on retrouve des têtes un peu partout dans le paysage. Tadam !

Un dernier relief tirailla les mollets de Frankie, puis la lande s’ouvrit sous ses yeux : une herbe d’un vert tendre qui brunissait en se raréfiant jusqu’au flanc abrupt du volcan. Sous la ligne de démarcation entre terre et roche, une quinzaine de protubérances élancées passaient à cette distance pour de simples éboulis. Il fallait s’en approcher le long du chemin tortueux pour enfin discerner les visages.

La pierre sombre leur donnait un air lugubre, grave, et la lumière du zénith creusait des ombres aiguës dans leurs orbites. Ensevelies jusqu’aux épaules, certaines droites, d’autres penchées, fixant le ciel ou le sol, leurs longues figures toutes en nez et en mâchoire avaient des allures de tiki.

— C’est beau, hein ?

Frankie sursauta : son père s’était glissé près d’elle, le bob de traviole sur ses cheveux en brosse, écarquillant des yeux trop pleins d’ébahissement pour songer à les murer derrière son appareil photo.

— Ouais, répondit-elle en reportant son attention sur les statues.

Le clou du spectacle, l’ultime destination ; il lui semblait pourtant que rien ne pourrait rivaliser avec le souvenir du voyage qui les y avait menés. De Cork à Londres, de São Paulo à Santiago du Chili, du continent à l’île. Quarante-huit heures de siestes sur des bancs inconfortables, de moqueries en gaélique pour énerver les Anglais, de fous rires nerveux qui n’en finissaient jamais, de cafés hors de prix, de silence fourbu, d’oubli béni des guerres omniprésentes et de sourires attentionnés.

La prochaine fois, Frankie réserverait dix vols autour du globe et passerait ses vacances avec son père dans le flou infini des zones duty free et du décalage horaire.

— Il doit être occupé, glissa-t-il en la voyant consulter son portable pour la centième fois en quatre jours.

Occupé à profiter de l’absence de Frankie, certainement. Rick et elle se vantaient d’avoir une relation libre – davantage d’un côté que de l’autre, ce qu’elle feignait de tolérer sans problème –, mais l’humiliante vérité était que Rick lui manquait presque autant que l’Irlande. Frankie avait juste assez d’amour-propre pour ne pas le bombarder de messages passifs agressifs du style : « Si ça t’intéresse, je suis toujours en vie ».

— Ouais, finit-elle par soupirer.

— Allez, oublie-le un moment !

Frankie réussit à sourire et à faire semblant de s’intéresser au nouveau laïus de leur chef d’excursion :

— Cela constituait un effort considérable pour sculpter et déplacer ces statues à travers l’île. Dans leur état premier, elles avaient des yeux blancs faits de corail et des iris noirs en obsidienne. Certaines ont été restaurées au XXe siècle.

Frankie jeta un coup d’œil désabusé à la jeune Américaine qui cherchait le meilleur angle pour qu’un moaï à l’air morose photobombe son selfie. Et l’autre touriste était toujours là, à la fixer au coin de sa visière.

— Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces têtes ont également un corps, sous terre. Les premières fouilles menées l’année dernière ont révélé des statues hautes de sept mètres, certaines masculines, avec les bras croisés sur le torse, d’autres féminines avec un ventre rond et les mains ramenées autour du nombril. Regardez, en voilà des exemples.

Le guide les avait conduits à un site d’excavation creusé en gradins abrupts jusqu’à la base des idoles. Les sujets des deux sexes étaient parfaitement identiques du front à la poitrine, mais là où l’homme conservait une taille svelte, la femme semblait avoir un gros poids sur l’estomac.

— J’en connais une qui a bu trop de bière, souffla Frankie à son père.

— On dirait toi.

— Dis donc, répliqua-t-elle avec un revers dans la brioche qu’il entretenait depuis quinze ans au pub du coin.

Mais elle accepta de gonfler le bide et de poser de profil, les bras autour de la bedaine et l’air solennel, pendant que son père la mitraillait de photos en se tordant de rire.

— Prenez un moment pour faire le tour, lança le guide. Et rendez-vous au panneau dans une demi-heure !

Frankie laissa son père poursuivre son shooting en solo ; elle avait eu le malheur de songer à leurs soirées en compagnie ses collègues, devenus des tontons de substitution – un peu craignos – à force de remplir sa chope et de la laisser gagner aux fléchettes. Frankie se sentait antique et éternelle, dans ces moments-là, et elle ne comprenait pas pourquoi c’était si douloureux aujourd’hui.

Pourquoi ces quelques jours à l’étranger semblaient l’avoir déracinée.

Frankie s’éloigna vers d’autres statues, à peine esquissées parmi les rochers dont les Matamua n’avaient jamais pu les extraire. Bondissant d’un caillou à l’autre sans pénétrer les périmètres défendus autour des effigies, elle grimpa vers le sommet en tentant de se focaliser sur le soleil et le vent, de se connecter au lieu et au temps – en s’efforçant surtout d’ignorer l’ombre du touriste à casquette qui dansait en bordure de son champ de vision.

Ça commence à bien faire…

Frankie ralentit, prête à alpaguer cet emmerdeur de stalker ; puis Frankie pivota, trébucha.

— Attention !

Et Frankie disparut.

 

 

Étendue au sol, son sac lui pétrissant le dos, Frankie fixait le ciel gris tavelé de vert qui se déployait devant ses yeux. Les bambous bruissaient en ployant sous les bourrasques alors que Frankie demeurait immobile – pire : paralysée ; et son cerveau noyé d’adrénaline ne pouvait même pas formuler la question fatale : Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Mademoiselle ?

Frankie fut debout sans s’en apercevoir. Les étoiles argentées sur sa cornée se confondaient aux taches de lumière terne qui grouillaient dans la bambouseraie, mais en cillant frénétiquement, Frankie parvint à discerner le visage de la grande femme blonde qui s’avançait.

— Tout va bien, calmez-vous…

Putain de bordel de merde, qu’est-ce qui se passe ?

Où était le volcan ? Où étaient les statues ? Et cet insupportable touriste qui lui collait au train ? Où étaient son père et le reste du monde ? Frankie allait tomber, vomir, pleurer, ou tout ça à la fois.

— N’ayez pas peur, reprit l’étrangère d’une voix posée.

Une voix qui modulait l’air électrique jusqu’aux tympans de Frankie. Pas un rêve, ni un délire : une voix qui existait, comme le sol craquant de feuilles mortes sous ses chaussures, le souffle d’air moite contre ses jambes, l’odeur d’orage saturant l’atmosphère et le goût du sang derrière ses dents serrées. Comme la terreur entière qui menaçait de l’engloutir.

— C’est perturbant, au départ, je sais. Nous allons vous… Non !

Mais Frankie filait déjà, cravachée par les branches cinglantes, nullement découragée par la voix qui criait : « C’est dangereux ! Revenez ! ». Elle n’avait jamais couru aussi vite ; ses muscles perclus de fatigue cinq minutes auparavant s’activaient maintenant avec une énergie intarissable, ses longues foulées lui donnaient l’impression de voler et elle se sentait soudain capable de cavaler jusqu’au bout du monde.

Puis la tempête éclata, une pluie lourde et soudaine à laquelle aucune giboulée irlandaise n’aurait pu la préparer. Le sol sous ses semelles crantées se creusa de flaques et les nuages d’un noir de charbon refermèrent leur chape sur les bois. Frankie parcourut encore quelques mètres entre les gouttes et les lianes avant de buter contre une racine et de s’écrouler dans la boue, où elle s’accorda trois secondes, pas une de plus, pour reprendre son souffle et ses forces avant de repartir.

Mais le mal était fait : Frankie avait perdu le rythme précis de l’instinct. Ses habits trempés la lestaient, un point de douleur lui trouait les poumons et les crampes lui mordaient les cuisses sans qu’elle puisse se résoudre à ralentir. Car tant qu’elle fuyait, elle n’avait pas besoin de réfléchir.

Ce fut l’odeur qui la freina : le parfum des fleurs s’estompait sous celui de la résine et même l’air poisseux se fendait de courants d’air sec et pénétrant. Bientôt, les troncs lisses se parèrent d’écorce et les palmes laissèrent place aux feuilles dentelées. La jungle muait en forêt. Quand une clairière s’ouvrit entre des ormes noueux et des épicéas bourgeonnants de chatons, Frankie s’immobilisa complètement.

Une statue au socle fracturé gisait de biais contre un tertre de rochers moussus. Çà et là, des fragments de pierre blanche marquaient la trajectoire qu’elle avait suivie avant son arrêt brutal, comme les ruines d’une partie de pétanque cosmique.

Frankie eut un sursaut d’espoir, un sursaut seulement. Un tsunami ou un séisme avait pu lui infliger le même sort qu’aux autres moaï essaimés, mais il fallait une sacrée dose de déni pour croire qu’il s’agissait bien d’une sculpture matamua, pour croire qu’elle se trouvait encore sur l’île de Pâques, pour croire que rien de tragiquement fou ne s’était produit.

Frankie s’approcha des vestiges : une figure debout, appuyée des genoux dans les fougères et de la tête au sommet du monticule. Son torse incliné ménageait un minuscule abri dans lequel Frankie s’empressa de se réfugier, sentant le regard vide du visage sculpté tomber sur elle comme un couperet. Quand elle l’effleura, la roche lui envoya une décharge semblable à de l’électricité statique.

Frankie avait plus urgent à gérer que ces étranges manifestations, car le froid l’avait saisie dès qu’elle s’était assise. Elle fouillait maintenant son sac en tentant d’oublier le contact visqueux de son short et de son débardeur : ses chaussettes de rechange avaient épongé une partie de l’inondation, mais son iPod et son portable avaient rendu l’âme. Son tupperware n’avait pas failli à la tâche, en revanche : elle dévora un sandwich au pain à peine ramolli, engloutit une pomme jusqu’au trognon et fit descendre le tout avec une lampée d’eau qui lui parut presque tiède.

Le regain de vigueur fut de courte durée, cependant. La nuit allait tomber – beaucoup trop tôt, ce à quoi Frankie essayait de ne pas penser – et les températures deviendraient bientôt insupportables. L’idée de rebrousser chemin vers la jungle et sa touffeur l’avait effleurée, mais elle ne voulait pas risquer de retomber sur cette femme. Si elle ne trouvait pas rapidement un moyen de contacter son père, elle allait…

— Putain !

Un homme se tenait campé devant la statue, si parfaitement immobile dans les fourrés qu’il s’y fondait comme un spectre. Il amorça un pas quand Frankie se terra au fond de sa grotte ; la pierre aussi lisse et claire que l’ivoire sembla soudain se gorger de lumière pourpre et battre comme un cœur.

— Sortez de là.

Frankie le défia du regard, cherchant à tâtons un caillou qu’elle pourrait lui écraser sur la carafe s’il faisait mine d’avancer encore.

— Ne me forcez pas à venir vous chercher, insista-t-il d’une voix grave à l’accent indescriptible, un peu fêlée, qui paraissait plus réelle encore que celle de la première étrangère.

Dans l’ombre de sa capuche, son visage semblait aussi sévère et abstrait que celui des moaï, tout en angles et en creux. Comme Frankie ne bougeait pas d’un iota, il soupira et tira sur son ciré kaki pour s’asseoir contre un rocher, à deux mètres de là. Puis il dégagea un thermos de son sac pour se servir une rasade de café fumant et les frissons de Frankie redoublèrent.

— Vous… Vous êtes qui ? bredouilla-t-elle.

Un œil noir pointa dans sa direction et des lèvres fines aux commissures ridées prirent une nouvelle gorgée.

— Levi. Je suis venu vous chercher.

— Je veux rentrer chez moi.

— Sortez de là.

Frankie glissa son arme de fortune dans sa poche et rassembla ses affaires ; son bref moment de relâchement lui avait laissé les jambes gourdes et les fesses ankylosées, mais Levi n’esquissa pas le moindre geste quand elle manqua de s’affaler comme un sac en s’extirpant de son trou.

— Mettez ça.

Frankie s’empara du K-way froissé qu’il avait tiré de sa besace d’Ali Baba et l’enfila sans rechigner. La taille exagérée lui donnait l’air de se promener cul nu sous son coupe-vent, mais le nylon concentrait sa chaleur corporelle en une petite bulle salvatrice qui parvenait presque à lui faire oublier ses vêtements gorgés de boue.

Levi remplit de nouveau le bouchon du thermos et le lui tendit.

— On peut y aller ? fit Frankie.

La tentation d’une boisson chaude était immense, mais elle n’avait pas l’intention de s’attarder en pleine forêt pour prendre le goûter avec cet énergumène.

— Vous ne me demandez pas où on se trouve ? lança-t-il. Comment vous êtes arrivée là ? Ce qui s’est produit pour que vous passiez de l’île de Pâques à une jungle inconnue ?

— Est-ce que les réponses m’aideront à rentrer plus vite à la maison ?

Il but d’un trait la deuxième dose de café et revissa le capuchon.

— Rien ne vous y aidera.

Frankie glissa une main sous son manteau, vers la pierre qui lui poinçonnait la cuisse, tandis que Levi passait son sac sur une épaule en se redressant. Il n’était pas très grand, mais sa capuche avait basculé sur son front barré de quelques mèches châtaines et la faible lueur mauve du crépuscule dessinait maintenant les traits affûtés de ses pommettes, de sa mâchoire et de son nez – des traits de serpent.

— Si vous comptez me violer et m’enterrer dans les bois, dites-le tout de suite, lâcha Frankie, dont les doigts palpitaient autour de sa pauvre caillasse, prête à frapper.

Mais Levi haussa un sourcil, puis éclata de rire ; réaction qui réussissait l’exploit d’être à la fois troublante et incongrûment vexante. Réaction qui le transfigurait, surtout : des fossettes profondes s’étaient creusées au coin de sa bouche et des éventails de pattes-d’oie se déployaient au coin de ses yeux. Son hilarité mourut finalement dans un soupir et, le regard encore pétillant, il dit :

— Allons-y, avant qu’Eux nous enterrent tous les deux.

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Kevin GALLOT
Posté le 30/04/2021
Re. Toujours aussi génial.

Je manque juste de repères temporels, ça m'a perdu un peu au début. C'est peut-être le but. Mais dans cette histoire, on brasse large niveau temps, on revient, on repart, on rebrousse chemin.. Il y a les dates en haut des chapitres, mais j'avoue qu'une indication relative serait plus aidante, pour moi en tout cas (style 10 ans plus tard, ou 15 ans avant le naufrage du bateau de Celestine, etc..)

Et forcement on se demande comment Frankie peut atterir dans l'icosaedre à cette époque alors qu'elle est bien sur terre des années apres, à pourchasser le phénomène. Mais comme ce n'est pas la premiere fois qu'on se fait cette reflexion, le mystere n'en devient que plus savoureux

petite coquillette :

Frankie laissa son père poursuivre son shooting en solo ; elle avait eu le malheur de songer à leurs soirées en compagnie (de) ses collègues

Merci Dan et hâte de la suite !
Dan Administratrice
Posté le 04/05/2021
Re,

Je comprends pour les repères, c'est vrai que les dates, on a beau les lire, ça s'imprime pas forcément :/ Pour les indications relatives, tu veux dire en entrée de chapitre à la place ou en complément des dates, ou dans le texte lui-même ? Pour la seconde option, j'ai peur de pas réussir à faire ça de façon très naturelle...

Pour le cas Frankie, tout devrait s'éclairer d'ici quelques chapitres !

Merci comme toujours pour ta fidélité et tes retours sur cette histoire, je suis vraiment contente qu'elle continue à te plaire ! Et j'espère que la suite ne te décevra pas :D
Kevin GALLOT
Posté le 05/05/2021
Oui, en complément de la date en haut de chapitre. Pas dans le texte. A voir si c'est utile aux autres lecteurs, mais je pense que ça aiderait à harmoniser l'intrigue dans la tête du lecteur (dans la mienne en tout cas). Apres ce ne serait peut-être pas necessaire pour quelqu'un qui lirait tout d'une traite, à voir.
Hâte de la suite :D
A+
Dan Administratrice
Posté le 05/05/2021
C'est bien noté, merci ! Je vais garder ça en tête, ça coûte effectivement pas grand-chose si la chronologie pose problème :D
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