11.1 L'autre monde

Lilith et moi nous rendons au sous-sol, mais je m’arrête devant la porte dérobée, un tableau peint dans le plus grand secret par Giulio Romano au 16e siècle, encadré d’une fine moulure couverte de feuilles d’or. Le thème de la peinture est très inhabituel pour l’époque et je me surprends très souvent à le détailler.

Une femme se dissimule sous la capuche d’une longue cape. Elle garde l’entrée d’une arche qui s’ouvre sur un autre monde. L’entrée sculptée dans la pierre est gardée par de nombreuses créatures.

On y trouve une sirène dont la longue queue s’enroule autour d’une des colonnes de l’arche. Elle porte des traits humanoïdes, un torse, des bras, mais son corps couvert d’écailles laisse entrevoir des parties plus lisses, glissantes comme la peau des dauphins au niveau du nombril, des épaules, des mains et du visage. Ses écailles et les voiles de sa queue qui ondulent lui dessinent l’illusion d’une splendide robe de soie fine. Elle ne ressemble pas aux sirènes que se représentent les humains, mi-femme mi-poisson. La créature marine est bien plus réaliste. Elle n’a pas de poitrine ni de cheveux et son nez n’est visible que par deux minuscules cavités. Ses yeux profondément sombres lui confèrent un air très agressif. Sur le haut de son crâne lisse débute une nageoire voilée qui s’étend jusqu’au creux de ses reins.

Il y a tant de détails que je ne sais où attarder mon regard. Tout dans cette peinture respire la magie, le merveilleux.

D’un côté de l’arche, nous trouvons une grande, svelte et élégante elfe, à la chevelure d’argent dont les pointes touchent la verdure du sol, et de l’autre, un autre elfe, mais à la peau noire comme l’onyx, aux cheveux fins et ténébreux.

Un nain, fier et fort, à la barbe et aux cheveux soigneusement tressés, se tient légèrement en retrait de la gardienne et lève d’une main victorieuse son marteau ouvragé.

En arrière plan, faune, dragon, loup, dryade, pixie, brownie, chimère, ombre effrayante, démon, feu follet, fées de toutes sortes, géant, sorcière et magicien. Ils sont si nombreux qu’il faudrait bien des semaines pour lister toutes les espèces présentes sur le tableau.

Lilith patiente tandis que je me perds dans ma contemplation. Je n’ai jamais rencontré une autre créature dite surnaturelle. En ce bas monde, il n’y a que les humains et rien de plus. Mais je me dis que si nous existons, ce tableau doit receler une certaine vérité.

— Il t’a toujours attiré, n’est-ce pas ?

J’acquiesce d’un signe de tête.

— C’est pour cela que tu es la plus digne pour me succéder. Tu es avide de savoir. Mais je dois commencer ton enseignement dès aujourd’hui pour que tu sois prête lorsque le moment sera enfin venu pour moi de quitter ce monde.

— Tu es lasse ?

— J’ai plusieurs millénaires, bien sûr que je suis fatiguée de vivre. J’attends l’avènement de la prochaine Bansidh depuis si longtemps déjà. Mais aucun des potentiels candidats n’est parvenu à atteindre ce but.

— Qu’est-ce qu’une Bansidh ?

Elle attise de plus en plus ma curiosité, je suis tout excitée de pouvoir accéder à un enseignement que peu d’élus ont eu l’honneur de recevoir.

— C’est la gardienne du miroir, du portail. Mais aussi une messagère d’entre les mondes. Son rôle est de la plus grande importance.

— Tu l’es, n’est-ce pas ?

Elle hoche de la tête, tout en contemplant le tableau.

— Je suis la Bansidh de la terre des vivants, Tir na’m beo. Mais il existe d’autres gardiens à travers les mondes.

— C’est le nom de la terre ? demandé-je, très surprise.

— Oh, tu sais… tout dépend de là où tu te trouves. Chaque endroit est nommé différemment par les différentes cultures, les espèces. La terre, Tir na’m beo, Midgard, Mannhein… Des manières parmi tant d’autres de l’appeler. Tu comprendras vite que toutes les légendes convergent vers la même direction, il n’y a que de menus détails qui changent. C’est aussi pourquoi on nous a donné bien des noms ; succube, incube, cauchemar, fée amante, démon, mais nous sommes avant tout des Aes sidhe.

Je fais un effort de mémoire, car même si je m’intéresse aux mythes et légendes humaines, je m’y perds souvent. Lilith s’en amuse et sourit devant mon remue-méninge. Jusqu’à ce qu’un éclair de génie m’illumine.

— Nous sommes des fées ? tenté-je avec prudence.

Puisqu’elle a parlé de fée amante, j’en conclus que c’est une possibilité même si l’incrédulité me tenaille. Nous n’avons rien à voir avec ces petites créatures ailées. Mais sans doute que je suis trop contaminée par la vision humaine et que je m’égare totalement.

— Ce n’est pas du tout ce que tu imagines, il ne faut pas te fier à ce qu’on raconte dans ce monde. À une époque lointaine, le nom de fée était souvent donné aux créatures surnaturelles, peu importait son espèce. Toutes celles susceptibles de charmer les hommes, en somme. Allez, viens, terminons nos devoirs ici et partons !

— Où allons-nous ?

— Chez les Unseelies.