10. Récompensés

Lucas

Lucas avait le regard sur les dalles blanches du rempart, incapable de lever les yeux vers ces deux grandes masses brumeuses qui se tenaient à l’entrée du château. Le silence qui régnait était pesant, voire oppressant. Le jeune homme n’entendait que la respiration saccadée par la peur de la Princesse. Celle-ci agrippait toujours son bras qu’elle serrait de plus en plus fort.

C’est alors qu’une voix rauque s’insinua en lui. Le son perçait son crâne comme si on y enfonçait de fines lamelles chauffées à blanc. Tout le monde semblait subir la même chose. Il aperçut Jeanne et Louise tressaillirent lorsqu’ils ouïrent :

« Mes chères Créatrices, je sais que c’est un jour de fête, c’est pourquoi je viens avec un cadeau. »

Une deuxième voix, plus profonde que la première, rectifia :

« Nous, venons avec des cadeaux. »

Malgré les paroles charitables, Lucas sentait la peur s’infiltrer dans ses veines. Il réalisa alors que Tom n’était pas avec lui. Il devait être seul et terrorisé. Le grand frère essaya de lever la tête vers la cour du château, mais son corps refusait de bouger, ne répondant plus aux commandes de son cerveau. Tout était figé, ses doigts, ses bras, ses jambes. Comme si la crainte l’immobilisait. Ou alors étaient-ce les Êtres qui avaient une emprise sur lui ?

« Jeanne, Louise, levez la tête », ordonna la première voix.

« Après tant d’années de loyaux services, nous avons décidé de vous récompenser », ajouta la seconde, toujours dans le crâne de Lucas.

Une pause s’ensuivit. Le jeune homme retenait sa respiration. Louise resserra un peu plus son emprise, ce qui lui arracha un grognement inaudible. La voix rauque reprit :

« Jeanne, pour ta curiosité, ta patience et ta bonté, j’ai décidé d’introduire un Créateur supplémentaire dans ce monde. Il pourra alors te remplacer pendant que tu bénéficieras d’une nouvelle vie sur Terre. »

La Princesse se tendit d’autant plus. La deuxième voix n’attendit pas la réponse de l’intéressée pour enchérir :

« Louise, pour tes qualités de dirigeante, ta justesse et ta fidélité, j’ai décidé de te récompenser en te rendant ce qui t’a été enlevé avant ta mort. »

Le corps de Lucas sembla se mouvoir de lui-même. Le jeune homme se leva comme tiré par une force invisible. Il croisa le regard surpris de la Princesse qui murmura :

— Conan ?

La voix profonde reprit, comme enjouée :

« J’y ai ajouté une petite surprise, mais il me semble que tu l’as déjà découverte. »

Comme attirés, les yeux de Lucas se posèrent sur les deux grandes masses de fumée grise. Leur seule différence était la couleur des trous béants qui semblaient leur servir de globes oculaires. L’Être de gauche les avait blancs, entourés d’argent. Quant au deuxième, il les avait noirs, encerclés de rouge écarlate.

Lucas ne put les regarder plus longtemps et détourna ses yeux vers la cour, profitant de la mobilité de sa tête pour trouver son frère dans la foule paralysée et silencieuse. Ses muscles pouvaient de nouveau bouger, mais son corps lui paraissait lourd. La première voix se fit une nouvelle fois entendre :

« Tom, rejoins-nous. »

Lucas se figea, d’effroi cette fois. Était-ce son Tom ? Il tourna la tête, au ralenti, comme si une entité inconnue le poussait dans le sens inverse à sa volonté. Son petit frère de 8 ans s’avançait modérément sur les marches menant au rempart. L’aîné ressentit une nouvelle vague de peur, alors que l’enfant grimpait l’escalier avec une lenteur suffocante.

Tom arriva finalement devant les Êtres de fumée. De la terreur se lisait dans ses grands yeux. Lucas voulut bouger, attraper son frère, hurler qu’il n’avait rien à voir avec tout cela, le protéger. Mais son corps ne lui répondait plus de nouveau. Il se contenta donc de regarder la scène et d’entendre dans sa tête la voix rauque :

« Jeanne, voici le nouveau Créateur. »

Les ongles de Louise s’enfoncèrent plus profondément dans le bras du jeune homme. La Princesse semblait aussi ahurie que lui, mais la colère prit le dessus dans son regard et son nez se teinta de rouge. Du coin de l’œil, Lucas aperçut Jeanne lever la tête. Ses lèvres bougèrent alors que le son de sa voix se faisait entendre, très faiblement puis de plus en plus fort :

— Je suis vraiment désolée, mais je me vois dans l’obligation de refuser votre offre.

Si l’étonnement pouvait se lire dans les trous oculaires blancs du Bien, c’est sûrement ce que Lucas y aurait aperçu. À la place de cela, du rouge vint tinter la bague argentée de ces trous. La voix de l’Être s’introduisit plus profondément dans la tête des Occupants. La douleur se lisait dans les regards fixes du peuple de l’Entre-Deux. Le jeune homme observait la souffrance dans les yeux des deux femmes, et lui-même sentait son crâne sur le point d’imploser.

« Tu laisserais passer une chance extraordinaire de ressusciter, d’avoir une nouvelle vie ? »

Le ton utilisé ne laissait pas pressentir une question. Le Bien ne semblait pas apprécier le refus. Lucas vit la dirigeante à la tignasse noire tressaillir. Puis elle se redressa difficilement et planta son regard d’acier dans les trous vides de l’Être devant elle.

— Je ne peux quitter Mademoiselle Louise, même pour vivre une nouvelle vie, annonça-t-elle d’un ton posé et calme. Je vous remercie pour votre extrême générosité et avoir un Créateur de plus est le plus beau présent que vous pouviez me faire.

Elle inclina sa tête en marque de respect. Un certain temps s’écoula avant que la seconde voix, plus profonde, n’intervienne avec une nuance moqueuse et réjouie :

« Très bien, nous voilà alors tous satisfaits. Louise profite bien de mon cadeau. Mais avant tout, il te faudra le réveiller. Je te laisse découvrir comment. Allons-nous-en », conclut-il.

Lucas observa les deux grands nuages de fumée s’éloigner vers le lac, puis jusqu’à la gare, avant de disparaître de l’Entre-Deux. La pression qui pesait sur tout son corps se dissipa et il put de nouveau bouger librement. Tous les Occupants avaient retrouvé le contrôle de leurs membres. Louise lâcha le bras du jeune homme qui constata une marque là où ses ongles s’étaient enfoncés. La trace s’estompa rapidement avant de ne plus rien laisser paraître.

Tom se jetait dans l’accolade de son frère tandis que ce dernier levait le regard vers la Princesse qui semblait l’examiner sous tous ses angles. L’aîné se remémora alors les paroles du Mal : "j’ai décidé de te récompenser en te rendant ce qui t’a été enlevé avant ta mort". De quoi pouvait-il s’agir ? Louise avait eu l’air de comprendre et, maintenant, elle ne cessait de le détailler. Il détourna son regard bleu presque blanc vers Jeanne et demanda :

— Que vient-il de se passer, au juste ?

***

Jacques

Pendant ce qui sembla seulement quelques secondes pour les Occupants présents au château, le temps s’allongea pour Jacques. Tout le monde était toujours prisonnier de cette emprise divine, tandis qu’une force avait attiré l’homme jusqu’à l’entrée des remparts.

Depuis le sol, les Êtres Supérieurs se révélaient plus impressionnants encore. Leur masse de fumée poussiéreuse mesurait plus de trente mètres de haut et quasiment la moitié de large. Leur forme n’était pas distincte et s’apparentait principalement à un colossal nuage rappelant ceux qui apportent l’orage, la tempête, le déchaînement climatique, voire céleste.

Le Grand Occupant ne savait pas ce qu’il faisait là, il était terrifié face à ces divinités. Que pouvaient-ils lui vouloir ? Allait-il être châtié ou alors lui aussi récompensé pour ses loyaux services ? Après tout, il était la troisième personne la plus importante de ce monde et était présent depuis près de 160 ans.

Les deux globes oculaires noirs se déplacèrent dans le nuage le plus proche de lui. Ils se trouvaient à présent à sa hauteur et lorsque Jacques plongea son regard dans ces trous obscurs sans fond cerclé de rouge, son corps se figea. Ses genoux touchèrent alors lourdement le sol et sans aucune délicatesse il se prosterna. Une voix profonde s’introduisit en lui et lui susurra :

« Jacques, te voilà. Sais-tu que ton âme a manqué de peu de me revenir ? Tu aurais pu être mien pour l’éternité, mais ton toi enfoui ne s’était pas encore éveillé. »

L’homme n’était pas vraiment sûr. Le Mal était-il en train de le complimenter ? Ou de lui dire qu’il avait un fond mauvais qui aurait pu l’envoyer en Enfer ?

« Je comprends tes interrogations. Vois cela comme une opportunité de faire changer les choses. Une idée a germé dans ta tête et elle me plaît », s’amusa l’Être d’une voix doucereuse. « Je t’offre les pouvoirs de Créateur, fais-en ce que tu veux. Je te conseille de prendre le petit Tom sous ta coupe et d’apprendre avec lui vos nouvelles facultés », ajouta-t-il, plus sérieusement.

Jacques paraissait saisir à présent. Il pencha sa tête en remerciement. Ses lèvres étaient étirées au maximum et son regard était devenu dangereux, derrière ses lunettes rectangulaires. L’homme avait depuis longtemps voulu au plus profond de lui embrasser le pouvoir, du moins c’est ce qu’il croyait. Cette obsession semblait avoir toujours été présente, mais il en prenait conscience à présent. Ou était-ce le Mal qui avait introduit cette idée dans son esprit ? Cette pensée fut aussi vite aspirée par les deux trous noirs devant lui qu’elle était arrivée dans sa tête. Il redressa son buste et, d’une voix forte et fière, lança :

— Je ne vous décevrai pas.

« Si c’est le cas, tu me rejoindras », se moqua l’Être.

Le Bien, qui n’était pas encore intervenu jusque-là, fit glisser ces globes blancs entourés d’argent au niveau du petit humain qui leur faisait face.

« Je m’en assurerai personnellement », gronda la voix rauque avant de fixer de nouveau son regard sur les Créatrices.

Le Mal l’imita et le temps se remit à défiler pour tous les Occupants qui semblaient avoir arrêté de respirer.

« Très bien, nous voilà alors tous satisfaits. Louise profite bien de mon cadeau. Mais avant tout, il te faudra le réveiller. Je te laisse découvrir comment. Allons-nous-en », acheva l’Être.

***