10. L'Avocat du Diable (1)

Voilà. J'ai tout perdu. Plus de retour en arrière.

Qu'ont-ils fait de papa ?

Cette question trotte dans mon crâne. Elle se matérialise peut-être pour la vingt-sixième fois ce soir, ou cette nuit, qu'importe, aucune lumière naturelle ne traverse les prisons du tribunal.

Des ECOs n’auraient pas laissé un homme pour mort. Ils n'auraient pas fouillé l'appartement sans l'aider, sans tenter de le sauver, que sais-je ! Du moins, si jamais ils sont rentrés. Ils s'étaient préparés à ce que je saute de la fenêtre, après tout. Peut-être m'avaient-ils piégée ; peut-être n’avaient-ils jamais compté détruire cette porte.

Où es-tu, Soracle, lorsque j'ai réellement besoin de toi ? Lorsqu'il faut m'extirper des griffes des SCOs ou de cette cellule ? Pourquoi vouloir m'arrêter dans mes crimes sans m’expliquer que je sautais dans la gueule du loup ? À cause de toi, l'on m'a infligé le coup de grâce, et j'ai trahi ma promesse, ainsi que papa. Il ne sera jamais fier de moi. Pire encore — il mourra en se croyant abandonné.

Non.

Il ne mourra pas.

Ils ne l'ont pas laissé évanoui là-bas.

Ils l’ont retrouvé…

Alors… pourquoi ne m'arrêtais-je pas de pleurer ? Mes cernes se boursouflent tant j'ai lâché de larmes. J'en ai épuisé les ressources des heures durant — l’équivalent d’une vie de dépression. Ils peuvent m’arracher le cœurtex. Je n’en ai de toute façon plus besoin. Je ne suis pas masochiste.

Après m'avoir vu briser Yohri et répéter les erreurs de Laurane, Papy-papy doit se retourner dans sa tombe. Je me souviens m'être demandée, que penserait-il d'elle? Mais aujourd'hui, que penserait-il de moi? J'ai tant chassé et exécré les Absinthes que leur influence m’a tachée, et je pourrais répéter que c'était pour papa autant de fois que mes cordes vocales le permettent… les juges le comprendraient-ils ?

Ces barreaux me coupent du monde et me laissent pour seule distraction mes pensées sombres et des bouquins antiques, bourrés de pages défraîchies. Je ne les ai pas ouverts. À quoi bon lire ?  Je serais incapable de discerner les mots les uns des autres. J'ai tellement pleuré que les dalles du couloir se confondent, leurs formes également. Rectangles, losanges, triangles, blancs, bleus, rouges… on pourrait croire à un hôtel chic, mais le confort de vie misérable ne laisse pas la place au doute. Nous nous trouvons bien dans le sous-sol du tribunal des Sans-Cœurs, le plus grand tribunal d'Yer'nayin. Oriane s'y rend de temps à autre. Comment régirait-elle en me voyant ainsi, ou pire, si elle endossait le rôle de l'avocat que l'on m'a promis ? Personnellement, je me perdrais entre un soulagement indicible et une terrible honte que je ne suis pas sûre de vouloir ressentir. J'aurais préféré être verrouillée autre part.

Par-delà le couloir, un Absinthe gît sur le sol de sa cellule. Toutefois, je ne le regarde pas, de peur de devoir affronter mon ombre, comme dans un miroir maléfique. Rester ici me donne la chair de poule et provoque des remontées acides que je m'efforce de contenir. Maintenant que l'on me voit comme l'une d’eux malgré la couleur naturelle de mon cœurtex, jamais, ô grand jamais je ne deviendrai ECO. La fierté, la reconnaissance, le mérite, l'émerveillement… tout ça ne restera que rêve oublié.

Peut-être pour le mieux.

Forcément pour le mieux. Après avoir assisté à l’effondrement de Margaret, personne ne désirerait les rejoindre, qu'importe les avantages et privilèges promis.

Peut-être donc ne suis-je pas née pour l'Art-Terre, mais pour la rue, la banalité… ? Je me sens pourtant déborder de choses à prouver, à offrir à la société et au monde — rien à voir avec ces Absinthes démoniaques qui ne souhaitent que nous empoisonner. Je ne mérite pas d'être enfermée ici et de me faire juger comme eux, mais ça… je devrai l’expliquer aux jurés.

Je devrai les convaincre.

Me convaincre.

Je ferme les yeux sur le matelas de fortune et mon corps s'allège, épuisé par ces larmes écoulées. Morphée me tend les bras — le seul à m'accueillir sans une once de malice.

 

 

Le deuxième réveil enterrée ne m'achève pas autant que le premier, mais les courbatures ne m'épargnent pas. Ma joue, tout particulièrement, lancine. Quelle idée de se servir d'un  bouquin antique comme d'oreiller — autant qu'ils se rendent utiles.

Je soupire.

A cette heure, l’organe d'Yohri aurait déjà bouclé son dessaignage. Comment penser à autre chose en ce lieu ? On n’analyse même pas nos coeurtex pour savoir ce dont nous avons besoin, on nous lance des billes, pastilles et pilules à vau-l'eau en espérant qu'elles nous suffisent. Ils ont de la chance que je tienne encore debout.

Mon avocat, en revanche… zéro nouvelle. Si l'on avait assigné Oriane, elle serait déjà venue. Lorsque j'interpelle les matons, même rengaine, à croire qu'on les a clonés : il devrait pointer le bout de son nez un jour ou l'autre, mais quand ? Je n’ai pas une semaine à attendre. Papa non plus.

Il meurt.

  Il…

 

Non. Il n'est pas déjà parti.

 

La journée passe aussi lentement qu'une tortue accouplée à un escargot. J'évite la folie avec un peu de sport. Le programme s’imprime dans mes neurones, tout comme la transpiration dans ma peau entre chaque crunch abdominal.

Une voix incertaine m'interrompt. Une voix incertaine résonne plusieurs fois à travers le couloir jusqu’à m'atteindre.

— Madame Meesvat ?

Derrière les barreaux, un homme droit dans ses bottes (peut-être trop) m'observe.

— C'est moi.

— Je suis votre avocat.

Un soupir m'échappe. Seule ma meilleure amie méritait ma confiance… mais elle n'arrivera pas. Tant mieux. Je préfère ne pas la croiser ces couloirs, aussi beaux soient-ils.

— On a deux trois mots à se dire, ajoute-t-il.

J'opine. Ce Cœur d'Or s'est mis sur son 31 pour m'annoncer à quelle sauce l'Art-Terre me mangera. Pantalon taillé, veston bordeaux aux motifs de vague, cheveux platinés et plaqués, il m'a tout l'air de ces hommes qui se nourrissent de compliments et qui accordent trop d'importance à leur apparence.

Je ne peux pas lui en vouloir.

La porte de ma cellule s'ouvre ; il s'avance. Son cœurtex se frotte au mien et des stries d'électricité statique les relient. Que… ? Quel sortilège a-t-il lancé ? Je lève la tête pour le regarder dans les yeux. Mon avenir gèle déjà entre ses mains — était-il également obligé de me dominer par sa taille ?

— Je vous conseille de ne pas trop vous éloigner de moi.

Je déglutis. Au pire

— J'ai rien d'autre de prévu.

Nous montons les escaliers pour atteindre l'étage principal et nous plonger dans l'enceinte de ce tribunal mythique, qui a accueilli la séance à l'origine des ECOs. Je n'étais jamais venue avant et… cette vue inédite me coupe le souffle. Le sol, lustré et marbré, réfléchit les rayons dorés qui transpercent le fenêtrage grandeur nature ; des hommes et des femmes trop bien habillés m'épient dès que je leur tourne le dos. Ils colportent à mon propos… mais pourquoi ? Ils ne me connaissent pas.

Mon avocat me guide à travers ce complexe digne d'un musée. Jambes et bras tendus, poings fermés, regard bloqué sur l'horizon — je crois qu’on lui a enfoncé un balai par derrière. Son costume doit tant le démanger qu’il rêvasse sûrement de se prélasser dans un hamac au soleil… ou peut-être projetais-je mes envies sur lui.

Nous arrivons dans une salle d'interrogatoire. L'homme s'installe d'un côté d'une table et m'invite à m'asseoir de l'autre. J'hallucine, ou il tremble? Ment-il sur son identité, ou ai-je affaire à un — mauvais — acteur ?

— Bien. Commençons par la… raison de votre raison… Non. La raison de votre présence ici.

Il balbutie et prend un temps fou à étaler ses papiers devant lui. S'il panique plus que moi, je ne suis pas sortie de l'auberge.

— Vous êtes au courant, au moins ?

— Quoi ? Oh, oui, bien sûr. Vous avez… Vous avez… Ah, excusez-moi. Vous avez brisé le cœurtex d'un ECO et en avez menacé une autre, en plus de vous être débattue lors de votre arrestation.

— À juste titre. Mon père était en train de crever juste en haut. Tout ce que j'ai fait, c'était pour le sauver, c'est tout !

Ses mains de cuivre ne cessent les va-et-vient dans sa mallette. Je suis sa cliente. Me regarder serait la moindre des choses ! A moins qu'il me considère aussi comme…

— Je suis pas une Absinthe, si c'est ça qui vous gêne. Je mérite pas d'être ici et vous le savez.

— Je n'en sais rien, Madame.

— Vous avez lu mon dossier, non ?

— Votre dossier ne comprend pas votre… version des faits.

Enfin, il ose plonger ses yeux chocolat dans les miens. Son expression figée donne à son visage un air de poupée fraîchement rasée, les sourcils épilés… mais aussi épuisée. Il ne se fatigue toutefois pas à faire craquer ses doigts, et avec eux, ma patience. Au secours. Tout compte fait, j'aurais préféré Oriane.

— Parlez.

OK.

Je prends une lourde inspiration.

— Il y a deux semaines, ma mère, une Absinthe, a brisé le cœurtex de mon père, un ancien ECO. J'ai essayé d'appeler le château, de prendre rendez-vous, mais ils refusaient tout le temps. Puis, j'ai appris qu'ils n’aidaient que les leurs, et que toutes les autres victimes de la crise pouvaient aller se faire foutre ! Désolée, soufflé-je face à son incrédulité. Je suis juste bouleversée. J'ai vraiment tout essayé, et vous comprenez, mon père est la personne à laquelle je tiens le plus au monde, alors j'ai continué de chercher des solutions. Et je le sais bien, j'ai fini par en adopter des peu légales. J'ai brisé le cœurtex d’un ECO de mon plein gré et je voulais le lui donner. Je me disais que l’ECO en recevrait un nouveau dans tous les cas, et que ce serait pas si grave. J'ai tout fait… pour lui.

— Votre père, c'est… Adei ? Adei Nohr ?

— Oui.

— Pendant le procès, ne parlez pas de lui.

Je secoue la tête, ma plaie élargie par la narration de cette histoire. Il y verse du sel sans prévenir.

— Pardon ?

— Lorsque vous passerez à la barre, ne le mentionnez pas.

— Mais… comment ? Je dois bien me défendre ! C'est lui, la seule raison qui m'a poussé à faire tout ça !

— Vous m'écoutez. Je suis votre avocat. Je m'y connais mieux que vous.

Des lettres en surbrillance près de son col roulé forment son nom. Naha. Pourvu que ce dernier me porte chance, même si le combat est mal amorcé…

— Vous voulez pas me dire quoi dire, dans ce cas ? réprimé-je un rire nerveux.

— Faites-moi confiance, j'ai tout prévu. Savez-vous si votre père va bien ?

— Je… Non. J'en sais rien. Vous êtes au courant, vous ?

Il abaisse la tête. «Non».

Ses bras s'envolent alors qu'il recommence à parler, mais son porte-document glisse et s'écroule sur le parquet lustré, déversant une flaque de dossiers et de papiers. Le moment ou jamais de me rattraper et de faire bonne impression.

En dépit de ses mains virevoltantes et de ses complaintes, je bondis de ma chaise et récolte la paperasse. Mon visage décore l'une des feuilles, et celui de papa, une chemise. Toutefois, un détail sur cette dernière m'attire. Tamponnée en rouge, la mention « Secret Défense » apparaît — et disparaît aussitôt. M. Naha m’a arraché la pochette des mains.

— Je vous ai dit de ne pas y toucher !

— C'est… quoi, cette histoire ?

Pourquoi le dossier de papa est-il classé Secret Défense ? Je ne suis pas experte en jargon juridique, mais j'en connais une. Cette notion n'implique pas seulement mon interdiction de le consulter, mais aussi un possible secret d'État, noyé dans cette mare d'informations.

— Allô ?

— Votre père est sur la liste noire. C'est tout.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Je ne peux pas vous en parler.

Que cela signifiait-il ? Que cherchait-il à faire ? M. Naha rassemble ses affaires dans la mallette sans ajouter d'explication, tandis que je peine à former ma phrase.

— Vous savez des choses sur mon père que j'ignore. J'ai le droit de le savoir.

— Non. Je suis désolé.

— Vous savez pourquoi il n'est plus ECO, c'est ça ?

— Je… Vous posez trop de questions, arrêtez de me perturber. Mon assiette est déjà pleine. Je ne vous connais pas, mais je vous demande de me faire confiance. Tout ira bien.

Croire un inconnu ? La vie m'a appris à éviter. Parfois, je regrette même avoir cru des personnes avec qui j'étais proche.

Que, dans l'histoire de papa, pourrait être classé Secret Défense ? L'idée me torture. Un flux de pensée s'abat sur moi comme une vague qui se matérialise à répétition, sans barrage. Je n'aurai pas de réponses aujourd'hui. Cet avocaillon, fraîchement débarqué, se tait autant qu'une huître perlée.

Et je n'ai d'autres choix que d'obéir.

Quelqu'un frappe à la porte. Un homme dépasse de l'ouverture, dossier en main. Il ne m'adresse aucune considération.

— Vous êtes bien M. Naha ?

— Oui, répond l'avocat, la voix tremblotante.

— Votre prochain procès a été avancé.

— Quoi ? Celui de… madame Meesvat ?

— Je ne connais pas votre emploi du temps par cœur.

— Mais j'ai à peine eu le temps de discuter avec elle ! On… On n'avance pas un procès comme ça.

— Mais « on » est surchargés et je n'y peux rien. Il ne fallait pas prendre autant de cas, juge-t-il en lisant son papier. Ces gens n'ont pas besoin de grande défense, de toute façon. Je vais vous envoyer les informations.

L'homme manipule son cœurtex, puis clôt la porte après un « bonne journée » peu convaincant. Je me réfugie près de ce M. Naha, mais il bout de l'intérieur.

— La prochaine fois, rappelez-moi de verrouiller la porte, marmonne-t-il dans sa barbe.

— Pourquoi ? C'est mon procès ? Il est avancé à quand ?

— Aujourd'hui.

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