10. L'Amiral

Par Yannick

Au fil des jours, les contacts avec les nouveaux arrivants se multipliaient. Les deux caravelles — ainsi s’appelaient les canoés géants — poursuivaient leur route en direction du levant, à la seule force du vent. Mabó avait appris qu’une troisième les précédait d’une demi-lune. Tout en continuant de penser qu’elles représentaient un danger pour les Taïnos, il admirait la grâce des embarcations qui fendaient les flots, toutes voiles gonflées. Au fur et à mesure de leur progression, il constatait le bon fonctionnement du collier de feu, les brasiers s’allumant les uns après les autres pour prévenir de l’arrivée des caravelles.

Accompagné de plusieurs de ses conseillers, Dagao avait été reçu par le chef des chrétiens. Ils avaient été remarquablement traités, avaient goûté à toutes sortes de nourritures étranges et reçu de nombreux présents. Le perroquet offert à Carlos avait plu à tout l’équipage et faisait maintenant la fierté de leur chef, que tous appelaient l’Amiral.

 

 

Escorté de plusieurs centaines d’hommes, le cacique Guacanagarix était en chemin. Les messagers de Dagao l’avaient rapidement averti et il venait voir par lui-même les canoés géants. Pour Mabó, le temps était compté : il lui fallait trouver les preuves qu’on ne pouvait faire confiance aux nouveaux venus.

Presque tous les jours, partout où ces derniers débarquaient, ils envoyaient de petites troupes à terre. Et chaque fois, après avoir échangé leurs bijoux colorés contre les présents que leur amenaient les Taïnos, les mêmes questions revenaient inlassablement : d’où venait l’or ? Y en avait-il beaucoup ? Dans quelle direction devaient-ils partir pour trouver sa source ?

Les conversations restaient limitées, d’une part parce que leur langue était trop différente de celle d’Ayiti, d’autre part parce qu’ils ne montraient aucun intérêt pour apprendre eux-mêmes. Ils s’en remettaient entièrement à leurs traducteurs, ces hommes embarqués des îles Lucayes et de Cubanacan.

Mabó avait pratiquement appris autant de mots castillans que ces interprètes et soufflait parfois des réponses aux villageois qui prenaient part aux conversations. Un jour, l’un d’eux avait répété qu’il existait une montagne d’or au centre de l’île. Les visages poilus des chrétiens espagnols venus du ciel s’étaient alors éclairés de mille feux. Le lendemain, il susurra que le métal jaune venait d’une rivière dont la source était secrète. Un troisième jour, qu’il n’y avait pas d’or sur Ayiti mais qu’on l’amenait depuis des îles qui en regorgeaient, à plusieurs jours de navigations vers le levant.

Au début, son but était simplement de jouer un tour aux arrivants pour les voir tantôt se réjouir, tantôt s’inquiéter. Mais il comprit ensuite qu’il pourrait tirer profit de l’incertitude créée. Les blancs, comme les Taïnos, semblaient obéir à une hiérarchie stricte. De ce fait, la parole de Guacanagarix ne manquerait pas d’attirer leur attention. Si celui-ci les informait que la montagne d’or n’était qu’une légende et qu’ils devaient continuer leur navigation vers le levant, ils arriveraient forcément sur les îles des Caraïbes. Ces derniers les attaqueraient probablement de front, comme c’était leur coutume, et se feraient massacrer par la foudre des blancs.

Les Taïnos pourraient continuer à vivre en paix. Aussi simple que cela puisse paraître, le plan semblait parfait pour Mabó, qui comptait bien se débarrasser de ces intrus et reprendre ses projets : aller chercher Guanina pour l’emmener à Nagua, maintenant que le collier de feu était au point, et reprendre la vie calme qu’il avait perdue lors de sa tragique naissance.

 

 

Deux autres nuits passèrent avant que n’arrive Guacanagarix, escorté par des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Les nouvelles qui leur étaient parvenues avaient été perçues comme les prémices de temps d’abondance et de bonheur.

Mabó s’immisça dans le cortège pour y écouter les conversations : les « blancs poilus », tels qu’ils étaient appelés, avaient des pouvoirs surnaturels ; ils naviguaient sur des canoés grands comme un village ; ils offraient à tous les plus beaux bijoux qu’on ait jamais vus, qui reflétaient des lumières de toutes les couleurs ; ils protégeraient les Taïnos des Caraïbes, il suffirait pour cela de leur offrir de l’or. À l’écoute de ces paroles, Mabó comprit qu’il serait difficile de convaincre Guacanagarix du danger que lui-même pressentait.

Tout en prêtant attention à ces conversations, il remonta peu à peu le cortège. Accompagné de son fils, le cacique était porté sur une chaise conçue pour les longs déplacements. Assis les jambes croisées, le buste droit, son allure était imposante. Dans ses cheveux, de longues plumes de perroquets aux multiples couleurs rappelaient la beauté fascinante des arcs-en-ciel. Autour des bras, des anneaux de pierre polie gravés de multiples symboles soulignaient ses muscles longs et encore puissants malgré son âge.

Il ne portait pas de guanin, sans doute pour mettre en valeur la splendide ceinture qu’il exhibait autour de la taille. Finement tissée dans le meilleur coton, décorée de coquillages et de perles, elle se fermait par une boucle ornée d’un masque en or. Le masque représentait un visage souriant dans lequel le soleil et la lune se faisaient face.

Mabó rejoignit les guerriers de sa garde personnelle et demanda à se faire recevoir. Lorsqu’enfin on lui accorda le droit de s’entretenir avec le cacique, celui-ci le toisa de son siège, un sourire triomphal sur le visage.

— Eh bien, Mabó-bras-cassé, il semble que ta ceinture de feu ait fonctionné à merveille. Elle a même surpassé de loin tes ambitions : au lieu de nous avertir de l’arrivée des Caraïbes, elle a signalé notre terre à ces nouveaux zemis qui nous en protégeront. D’après mes informateurs, ces blancs poilus venus du ciel sauront nous délivrer des cannibales pour toujours.

— J’aimerais qu’il en soit ainsi, noble cacique, répondit Mabó. Cependant, je suis persuadé que votre grande expérience vous amènera à la conclusion qu’il nous sera plus facile de lutter contre les Caraïbes que contre ces blancs qui, je le crois, chercheront bientôt à nous prendre nos femmes, comme le font les cannibales depuis si longtemps.

— Et comment es-tu arrivé à cette conclusion ? demanda le vieux cacique l’air contrarié. On m’a pourtant rapporté qu’après avoir capturé la femme de Dagao, ils l’avaient ramenée le jour même, couverte de bijoux et des plus grands honneurs. Penses-tu que les Caraïbes auraient agi de la sorte ?

— Les blancs sont bien plus intelligents que les Caraïbes. Ils utilisent une stratégie de bataille que nous connaissons bien : parfois, il vaut mieux perdre une prise pour duper l’ennemi, gagner sa confiance et le surprendre au moment où il s’y attend le moins. Je les observe depuis qu’ils ont débarqué sur Ayiti. Ce sont bien des hommes, pas des zemis. Les présents qu’ils nous offrent ne cherchent qu’à nous affaiblir. En réalité, ils ne sont intéressés que par deux choses : notre or et nos femmes. Et surtout par l’or. Si nous leur faisons croire que les îles du levant en regorgent, ils s’y rendront, se trouveront face aux Caraïbes et les anéantiront. Le mérite vous en reviendra alors, le nom de Guacanagarix sera associé pour toujours à la victoire contre les cannibales.

Une lueur de fierté passa dans les yeux du cacique ; ses arguments avaient fait mouche.

— J’irai rencontrer leur chef, je saurai deviner ses intentions. Mes conseillers m’accompagneront et tu viendras avec nous. Il est sûr que ces gens ne sont point arrivés sur mon territoire par hasard. Je pensais, en leur faisant allégeance, m’assurer leur protection, aussi bien contre les Caraïbes que contre Caonabo qui ne nous respecte pas. Mais ton idée est intéressante et j’en testerai la valeur face à cet Amiral dont on m’a tant parlé. Si, comme tu le dis, l’or est si important pour eux, il sera facile de le duper. Quant aux femmes, qu’ils se satisfassent de celles des Caraïbes.

 

***

 

L’immense cortège arriva sur la plage bien avant que le soleil ne soit haut dans le ciel. Au loin flottaient les deux caravelles, sombres et imposantes. Un vent léger mais constant soufflait depuis le large et de multiples tissus colorés ondulaient à leur bord, leur donnant un air étrange. Déjà, des douzaines de canoés les entouraient, avertissant de l’arrivée du cacique. Ils portaient des cadeaux aux blancs, comme Guacanagarix l’avait ordonné : perroquets bruyants et multicolores, cassave, poisson, cruches en terre remplies d’eau fraîche, balles de coton, fruits de toutes sortes. Le peuple d’Ayiti, généreux, offrait tout ce qu’il possédait ; le cacique du Marien tentait de se concilier son visiteur.

Les porteurs posèrent la chaise au sol et Guacanagarix en descendit majestueusement, observant les caravelles dans la baie. Ses traits dissimulaient à grand-peine son étonnement. Quels genres d’hommes pouvaient construire de semblables embarcations ? Avec quel type d’arbre géant ?

Les yeux plissés, autant pour se protéger des reflets du soleil que pour dissimuler ses sentiments, il observa le ballet des canoés autour des caravelles. En peu de temps, les Taïnos de la côte avaient appris à connaître les hommes venus du ciel et s’en approchaient sans peur. Le cacique se sentit fier de son vaillant peuple, qui avait rapidement maîtrisé ces nouveaux venus. Une bourrasque souffla soudainement et poussa un nuage devant le soleil. Le paysage s’obscurcit en un instant. Un frisson le parcourut de la nuque à la ceinture. « Pourvu que ce ne soit pas eux qui nous aient déjà domptés », pensa-t-il.

Deux canoés furent nécessaires pour embarquer les nitaïnos qui accompagnèrent Guacanagarix jusqu’aux caravelles. Mabó se trouvait sur le second, occupant le rang le plus bas parmi les membres de la délégation. Une étrange sensation le tourmentait. Il respirait péniblement, tenaillé par l’intuition que de cette rencontre dépendait leur avenir. Tout reposait sur Guacanagarix : s’il parvenait à convaincre les blancs de poursuivre leur route vers le levant, les Taïnos seraient en paix pour toujours.

Les canoés accostèrent l’une des caravelles et tous montèrent à bord grâce aux échelles en corde qu’on leur envoya depuis l’embarcation. Malgré son bras infirme, Mabó monta prestement et fit face à l’équipage qui les observait. Très vite, la ceinture de Guacanagarix capta toutes les attentions. Mabó ne comprenait pas ce que disaient ces étranges hommes aux visages poilus, mais il sut que la richesse de la ceinture attestait du haut rang du cacique et imposait le respect, même à des hommes qui maîtrisaient la foudre.

Malgré la tension, il reprit confiance : Guacanagarix agirait comme prévu. En prouvant qu’il était l’un des plus grand dirigeants d’Ayiti, il serait écouté. Le cacique avait également perçu le respect qu’il imposait par sa stature et ses atouts, en particulier sa ceinture. Il fut invité dans une sorte de hutte carrée, à l’arrière de l’embarcation, et y pénétra accompagné de ses deux fidèles conseillers, tandis que le reste du groupe attendait dehors. Mabó aurait voulu l’accompagner, mais d’un simple regard le cacique lui indiqua de rester avec les autres nitaïnos.

Le soleil continuait sa course dans le ciel et s’approchait de son zénith. Souffrant de la chaleur, les blancs, se réfugièrent dans les rares zones d’ombre sur le pont. À bord, la plupart d’entre eux allaient nus, hormis une pièce de tissu qui les couvrait de la taille jusqu’aux genoux. Peut-être que chez eux, c’étaient les hommes qui se couvraient le sexe une fois mariés, pensa Mabó. Et dans ce cas, les femmes continuaient-elles à vivre nues ? Il n’y en avait aucune à bord. Les seules fois où il avait vu des groupes d’hommes seuls, loin de chez eux, ils s’agissaient de Caraïbes. Et évidemment, c’était pour enlever des femmes.

Il chassa de son esprit ces idées sombres et continua à observer l’équipage, écoutant attentivement pour se familiariser avec ces nouveaux sons. Les Taïnos restèrent immobiles au milieu de l’embarcation, protégés des rayons du soleil par les peintures qui ornaient leur peau. À intervalles réguliers, on leur faisait passer depuis l’intérieur des nourritures inconnues qu’ils goûtaient chacun leur tour.

Des conversations, rien ne filtrait. Le ballet des plats dura un long moment : des viandes salées que Mabó n’avait jamais mangées, ni aucun d’entre eux ; des poissons fraîchement pêchés, mais épicés de telle manière qu’ils n’en reconnaissaient pas les saveurs ; des boissons exquises, mais qui leur rappelaient la bière de maïs et dont ils se méfièrent. La tension restait palpable, personne ne voulait perdre le contrôle de ses sens. L’un des breuvages attira en particulier leur curiosité : servi dans une cruche totalement transparente, très large à la base et étroite au goulot, sa couleur rappelait le sang. Aucun d’entre eux n’y goutta.

Le soleil commençait à descendre lorsque Guacanagarix réapparut, accompagné de ses conseillers et de celui que qu’on appelait l’Amiral. Le cacique portait sur les épaules une grande pièce de tissu rouge tandis qu’un collier de grosses perles d’ambre ornait son cou, faisant jeu avec la ceinture autour de sa taille. Ses pieds étaient couverts par une sorte de peau d’animal qui rendait sa démarche étrange. Il se pavanait fier comme un guerrier victorieux. Mabó ne pouvait douter de la réussite de leur rencontre.

Les Taïnos se rapprochèrent du bord de la caravelle, d’où pendait l’échelle par laquelle ils étaient montés, puis Guacanagarix se tourna vers son hôte pour le saluer une dernière fois. Ce dernier leur fit signe d’attendre. Il donna à l’un de ses hommes des instructions que les Taïnos ne comprirent pas, leva le bras vers le ciel puis le redescendit brusquement. Un vacarme terrible retentit aussitôt, tandis que des nuages de fumée grise et malodorante s’élevaient des bords de l’embarcation. Instinctivement, les Taïnos s’accroupirent sur le plancher du pont, certains se bouchant les oreilles, d’autres regardant le ciel pour savoir d’où venait ce tonnerre.

Le manège recommença sept fois, tant et si bien que l’air devint irrespirable et que leurs oreilles sifflèrent comme après un violent choc. Mabó se souvint du canoé qui descendait la rivière et du tonnerre qui avait éclaté : ils avaient tous été terrifiés par la détonation et la fumée. Ces nouvelles déflagrations étaient sans comparaison, comme si Guataubá envoyait tous ses éclairs en même temps, comme si le terrible Coastriquie était apparu de nulle part pour en finir avec eux.

Il aurait voulu s’allonger de tout son long et serrer sa tête dans ses bras, ne plus entendre les explosions, ne plus sentir la fumée qui l’asphyxiait à chaque salve des canons, ne plus percevoir les rires des blancs qui regardaient les Taïnos terrifiés. Au lieu de ça, il restait immobile, incapable d’effectuer le moindre mouvement.

Lorsque le vacarme cessa finalement — le temps lui avait semblé excessivement long entre la première et la dernière salve — l’Amiral s’avança vers Guacanagarix et il lui posa la main sur la tête. Mabó n’aurait su dire si ce geste exprimait l’amitié ou la soumission. Le cacique, lui, avait choisi : tremblant de tous ses membres, il décrocha sa ceinture, s’agenouilla devant l’Espagnol chrétien venu du ciel et la lui présenta la tête baissée, les paumes dirigées vers le haut. Le masque d’or, reflétant le soleil, souriait à son nouveau propriétaire.

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Etienne Ycart
Posté le 16/09/2021
Tu devrais parler de la drole de religion de ces chrétien

ainsi Mabo n'est pas dupe il sait que les blancs ne sont pas bons
pire que les caraîbes
Lorsque tu parle du vin
tu devrais parler des droles de moeurs des chrétiens
ils interdisent l'idolatrie mais adorent l'or
ils interdisent le cannibalisme et pourtant mangent la chair et boivent le sang de leur dieu

Le cacique lui se soumet
Tu pourrais dire le geste de l'amiral est un geste de domination.

il manque à mon avis des passages
Comment à t'on appris que les étrangers sont des Espagnols
Rapelle toi que tu raconte du point de vue de Mabo mais pas de ce qu'on sait!
Yannick
Posté le 17/09/2021
Salut Etienne,
Entièrement d'accord sur le fait que l'histoire est racontée d'un point de vue Taïno. Ainsi pendant plusieurs paragraphes, les Espagnols sont "les étrangers, les blancs poilus, etc.". Puis dans le chapitre précédent, une phrase sous-entend que Mabó a appris leur nom: "Ils se faisaient appeler « Espagnols ». "

Il y a plus tard dans le livre de nombreux passages sur la religion chrétienne et le choc de civilisation que ça a créé, avec notamment una chapitre appelé "La foi chrétienne", dans la 4eme partie, où j'ai poussé sur l'antagonisme entre ses 2 cultures.
annececile
Posté le 06/07/2020
Encore un chapitre remarquable. On se retrouve dans cet environnement ou on se sent tellement ailleurs, dans le temps et la geopgrahie, et en meme temps, grace a tes explications, c'est devenu familier.
On voit aussi la facon dont les malentendus vont creer ensuite des desastres, et la facon dont chaque "camp" a le sentiment d'avoir conquis l'autre. C'est tres bien vu.
Un point a peut-etre preciser : les premieres lignes du chapitre donnent l'impression que Mabo se trouve a bord des caravelles, admirant leur progression et voyant les feux s'allumer au fur et a mesure.
La fin du precedent chapitre ne l'indique pas. Dans ce cas, comment peut-il faire ces observations?
Yannick
Posté le 15/07/2020
Non, Mabó n'est pas à bord. Il regarde/admire les caravelles depuis la cote.
Merci de ta remarque, je regarderai s'il faut rajouter sa localisation.
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