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Par Dan

10

 

2 janvier 2020

 

L’étendue de végétation plus ou moins apprivoisée que Célestine avait remarquée la veille pouvait s’apparenter à un parc : on avait taillé et assemblé des troncs pour construire des bancs, hissé des hamacs de chanvre entre les palmiers, disposés quelques transats hérités d’une autre croisière funeste et même échafaudé des jeux pour enfants.

Allongée dans les herbes humides, Célestine regardait les étoiles glisser dans le cirque que les frondaisons dégageaient au-dessus de la place. Elle avait cligné des yeux, incliné la tête, louché à s’en faire mal aux sinus, en vain : elle ne reconnaissait aucune des dizaines de constellations qu’elle avait appris à décrypter. Une mince partie rationnelle de son esprit s’opposait toujours au discours de Levi, mais le ciel ne mentait pas.

Et ce ciel n’était pas le sien.

Un bruissement de fougères la fit se relever, presque bondir, mais Célestine se détendit en voyant arriver l’enfant qui leur avait servi le repas dans la salle du conseil. Elle devait aimer jouer à la dînette, parce qu’elle portait de nouveau un plateau – sur lequel trônait cette fois une théière en fonte et deux tasses dépareillées.

— Je te dérange ? demanda-t-elle en s’immobilisant à quelques mètres.

— Pas du tout. C’est du thé au jasmin ? Ça sent très bon.

Le sourire de l’enfant fendit son visage comme un croissant de lune et elle combla la distance pour s’asseoir face à Célestine.

— Levi est un bon chef, dit-elle en se penchant sur le service qui exhalait des volutes de vapeur parfumée entre leurs deux visages. Mais il oublie des choses essentielles à force d’accueillir les nouveaux arrivants. Tu t’appelles comment ?

— Oh. Heu, oui, c’est vrai. Je m’appelle Célestine. Célestine Londo.

— Moi, c’est Danai, répondit la fillette en lui tendant une main très protocolaire.

Comme Célestine tardait à la serrer, étonnée par son geste, Danai hésita :

— Vous ne faites pas ça pour vous saluer, chez toi ? C’est devenu à la mode depuis quelques temps, j’ai dû l’apprendre, comme l’anglais, mais c’est difficile avec tous ces gens qui viennent de partout. Une fois, on a eu une Albanaise, tu sais que chez eux on hoche la tête de gauche à droite pour dire « oui » et de haut en bas pour dire « non » ? Nous non plus ! On ne comprenait rien, et elle, la pauvre ! Tu viens d’où, toi ? Tu as un drôle d’accent.

Danai en était retournée à son thé, qu’elle versait d’un geste expert en disant :

— C’est Jamal qui m’a appris. Laisse-moi deviner : Belgique.

— Pas loin, répondit Célestine. Je suis Française, mais du sud-ouest, alors j’ai toujours plus ou moins un drôle d’accent. Et toi ?

— Je viens du Zimbabwe.

Célestine faillit lui demander ce qui s’était produit, comment elle avait « traversé », où étaient ses parents et comment une enfant de neuf ou dix ans pouvait s’épanouir dans cet endroit étrange où même la nuit semblait frémir, mais elle n’en eut pas le temps :

— Tu es bien installée dans ta nouvelle maison ? demanda Danai.

Célestine se raidit. Elle savait, on le lui avait dit et répété, mais elle ne voulait pas considérer cette cabane comme sa maison. Tout ceci était temporaire, exceptionnel, presque dérisoire ; une simple transition.

— Très bien, répondit-elle pourtant. J’ai été réveillée aux aurores par de la musique country.

Danai éclata de rire.

— Ah, oui, c’est une lubie de nos Américains. Brenda Lee ou Petula Clark, aujourd’hui ?

— Petula, je crois.

Célestine s’empara de la tasse que Danai lui offrait et huma longuement les effluves du jasmin qui se mêlaient aux odeurs d’autres fleurs nocturnes. En réalité, elle n’avait presque pas dormi de la nuit ; ses rares heures de sommeil avaient été ponctuées d’un « thu-thum » qui évoquait tantôt la musique fantôme du Kahana, tantôt l’inlassable écho d’une tête heurtant la coque d’une vedette.

Le regard de Célestine erra dans le parc désert, se perdit un instant dans la lumière qui filtrait des fenêtres au rez-de-chaussée de l’infirmerie – là où Harry, le médecin, tentait désespérément de sauver le troisième rescapé du Kahana – et trouva finalement les reflets brillants de l’horloge suspendue qui égrenait des secondes imperceptibles.

— Vu la réaction de Santiago, je me dis que ça devrait m’inquiéter, cette histoire de temps figé, lâcha Célestine. Mais au milieu de tout le reste, ça me paraît un peu secondaire.

— Ce n’est pas si terrible, dit Danai en sirotant bruyamment sa boisson. On en perd la notion, ici. Et puis, les plantes poussent et les choses s’usent, mais nous, on ne vieillit pas. C’est plutôt chouette !

Célestine se rendit à peine compte qu’elle se brûlait la langue en buvant. Elle aurait dû appréhender l’incroyable horreur du phénomène sans qu’une enfant lui donne de leçon, elle aurait dû paniquer comme Santiago en réalisant qu’elle ne prendrait pas une ride pendant que là-bas, dans la dimension qui abritait tous les gens qu’elle avait connus et aimés, les saisons et les années défileraient sans l’attendre.

— Tu es là depuis longtemps ? osa Célestine.

— Hmm… Six-cent-cinquante-deux ans.

Célestine soutint son regard dont le blanc paraissait presque phosphorescent à la lumière des étoiles. Sa seule pensée fut qu’elle était heureuse de ne pas s’exprimer en français, car elle aurait été terriblement gênée de ne pas l’avoir vouvoyée.

— Alors c’est vrai ? lâcha Célestine du bout des lèvres. C’est vraiment vrai ? Une fois qu’on est ici, on est coincés pour toujours ?

Danai n’eut pas le temps de répondre : la porte de l’infirmerie s’ouvrit en découpant la silhouette d’un homme ébouriffé sur un rectangle de lumière, et la fillette se redressa.

— C’est Harry, souffla-t-elle.

Harry qui pivota pour se laisser choir sur la chaise pliante nichée sous la fenêtre, exposant aux pulsations faiblardes de l’ampoule des mains gantées de sang. Quand le médecin voûta les épaules et enfouit son visage dans ses paumes écarlates, Danai bondit en emportant son service à thé et Célestine suivit timidement. Elle fit halte à l’écart, respectant une distance de courtoisie, ou de lâcheté, tandis que Danai s’agenouillait devant Harry pour se cramponner à ses poignets.

Il pleurait.

— Arrête, murmura Danai en vidant sa tasse pour lui en servir une chaude. Arrête de culpabiliser, tu as fait tout ce que tu as pu.

Les yeux pâles et mouillés d’Harry la scrutèrent entre ses doigts rouges, ses sourcils arqués en supplique, et il finit par délivrer sa figure pour se raccrocher à son thé comme le noyé à la branche. Entre les épais favoris et les exubérantes boucles brunes, Célestine découvrit alors les traits creusés d’un homme venu d’un autre temps. La fatigue et l’éclairage lui jouaient peut-être des tours, mais elle avait l’impression de discerner les vides et les pleins de son crâne sous sa peau blême, dans le creux de ses orbites et de ses joues.

Le nez dans sa boisson, il remarqua Célestine avec un temps de retard et ses larmes redoublèrent.

— Merci, chuchota-t-elle, sans savoir exactement à qui elle s’adressait.

Elle déposa son mug à ses pieds et s’enfuit à la hâte. Elle ne voulait rien entendre. Elle avait compris. Ils ne vieillissaient peut-être pas, mais ils mouraient. Ils n’étaient plus trois, mais deux. Et Célestine se sentait plus seule que jamais, car Santiago savait dans quoi il s’aventurait, lui. D’une façon ou d’une autre, Santiago avait toujours su, et…

Célestine s’immobilisa. Elle avait atteint le « lotissement » où on avait installé les nouvelles recrues et des voix filtraient du bungalow qu’on leur avait attribué – mélange artistique de containers et de carcasse de biplace. Célestine s’approcha subrepticement de l’ouverture qui donnait sur le coin-repas.

— Et c’était la première fois que vous tentiez de traverser ?

Levi.

— Oh, non, répondit Santiago. Ça fait des années, des décennies qu’on essaie. Le problème, c’est que même si certaines de nos équipes disparues avaient trouvé le moyen de passer, personne n’aurait pu nous le dire, vu que tout est bloqué de l’icosaèdre vers la sphère. Ça nous aurait bien aidés d’avoir leurs conseils, pourtant, parce que quand les choses ont commencé à se détraquer, sur le Kahana, on n’en menait vraiment pas large.

« Mais à votre question, j’en déduis qu’il n’y a pas toute une clique de collègues coincés ici qui vous auraient expliqué depuis un bail qu’on s’acharnait à tout essayer sans jamais savoir si ça marchait.

— Et vos machines ?

Célestine se raidit : c’était la seconde de Levi.

— On les a récupérées, continua-t-elle, mais on a besoin que vous nous disiez si elles fonctionnent encore, et que vous les répariez si c’est pas le cas.

— Pourquoi ?

— Pour faire parler les fouines-merdes.

— Frankie…

Célestine recula en plaquant une main sur sa bouche. C’était une coïncidence, forcément, et elle essayait de ne pas tisser de liens, de ne pas chercher de ressemblances en se remémorant les traits de la jeune femme qui boudait pendant leur séance d’introduction à l’icosaèdre.

Il y avait bien un air des McKenna, pourtant ; de Tom, surtout : les yeux gris, les cheveux sombres, le petit nez. Se pouvait-il que cette gamine soit la sienne ? Celle qui avait occupé la maison voisine pendant huit étés ? Celle qui était née ce jour d’août 1990 où un homme-lézard avait terrifié les enfants du quartier et où Célestine avait découvert une brèche de lumière palpitante au milieu de la forêt, avant qu’on impute le phénomène à une conduite de gaz percée ?

— Je suis pas là pour causer des ennuis, OK ? fit Santiago. J’ai l’impression que tout le monde est un peu à cran, mais croyez-moi, tout ce qu’on veut, c’est comprendre ce qui se passe ici.

— Vous êtes pas les premiers à dire ça, répliqua Frankie.

— Si vous voulez comprendre, alors vous nous aiderez, intervint Levi. Vous et vos machines. D’ici là, reposez-vous. Nous avons tout le temps du monde devant nous.

Un raclement de chaise et un couinement de porte accompagnèrent leur sortie. Embusquée à l’angle du bungalow, Célestine regarda les silhouettes de Levi et de Frankie se diluer dans la nuit.

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Rachael
Posté le 14/06/2021
Saperlipopette ! voilà Frankie dans l’isocaèdre en même temps qu’à Grenoble… Ou alors est-ce une seconde Frankie dans deux univers parallèles ? Tout est possible à ce stade de l’histoire…
Six cent cinquante ans, voilà un séjour qui s’éternise ! Ca doit être particulièrement étrange de rester enfant pendant tout ce temps ( ça me fait penser à entretien avec un vampire, avec la petite claudia qui reste une petite vampiresse… )
Je ne me suis pas vraiment encore arrêté pour dire que je trouvais cette histoire très chouette, surtout qu’elle gagne de l’épaisseur à chaque chapitre. Je ne sais pas où tu nous mènes, mais je te suis volontiers !
Détails
échafaudé des jeux pour enfants : il me semble qu’échafauder en tant que verbe transitif est surtout employé au figuré.
Dan Administratrice
Posté le 13/08/2021
Huhuhuhu...
Tout est possible effectivement, et peut-être qu'une de tes hypothèses est la bonne...

Je ne connais pas Entretien avec un vampire, mais oui, ça doit un peu détraquer le cerveau, déjà qu'avoir six siècles en soi c'est sans doute pas l'idéal pour rester stable x'D

Merci beaucoup Rachou ♥ Je suis vraiment contente que cette histoire te plaise, et surtout qu'elle te semble s'étoffer en progressant !
Herbe Rouge
Posté le 23/02/2021
Effectivement, je me demandais ce qu'elle faisait là Frankie, c'est assez perturbant dans un premier temps, je me demandais s'il n'y avait pas erreur sur le prénom :D
Mais non, aucune erreur, juste un mystère de plus :)
Dan Administratrice
Posté le 07/04/2021
Haha j'entends le "ENCORE UN ?!?!" :p
Oui, encore un, mais ils devraient finir par se rejoindre et s'expliquer, c'est juré !
Kevin GALLOT
Posté le 18/12/2020
Pareil que EryBlack, je me suis heurté à cette Frankie qui ressemble à l'autre, et j'avais pas fait de supposition plus tôt, mais je commence à comprendre pourquoi on lui conseille d'arrêter de fouiner dans l'affaire du Kahana. Y'a une histoire de voyage temporel qui flaire le paradoxe à plein nez.. J 'adooore ! Est-ce que Marty McFly va convaincre sa mère de ressortir avec Georges sous peine de disparaître ? Va-t-il croiser son double dans le futur ? Bon peut-être que je délire à bloc et que c'est rien de tout ça :D mais tu vas rien me dire de toute façon alors ça me coûte rien XD
A+ Dan
Dan Administratrice
Posté le 12/01/2021
Coucou Kevin !

Effectivement je peux pas te répondre grand-chose, au risque de tout gâcher ! Mais normalement y a pas de paradoxe (enfin je me suis fait beaucoup de nœuds au cerveau pour les éviter au maximum). Pas de DeLorean non plus malheureusement T.T

Merci pour ta lecture et ton commentaire !
EryBlack
Posté le 13/12/2020
Mais ! Mais. Flûte, j'ai pas suivi les dates, je suis paumée maintenant xD Comment Frankie peut-elle être là ?? Bon, c'est toujours aussi cool <3 Ta gestion des deux narrations est top, j'apprécie autant l'une que l'autre.
Et dis, dis, c'est le Shannon au chapitre précédent ? ou le Family's ? 8D En vrai je trouve ça chouette que t'aies pas précisé. Tous tes lecteurs grenoblois pourront placer ça dans leur pub irlandais préféré, c'est parfait.
Bref, un commentaire parfaitement inutile, juste pour te dire que je continue à suivre et à kiffer ! J'ai juste relevé un "ou" qui devrait être un "où" y a quelques chapitres : "les hauts-fonds ou le paquebot s’était échoué". Voilà, ma participation s'arrêtera à cet accent grave xD Much poutoux, ça fait du bien de te lire !
Dan Administratrice
Posté le 12/01/2021
Hello ! Désolée pour le retard D':

Haha, non mais même sans avoir suivi les dates, c'est normal, elle est bien à deux endroits en même temps :p
Ça me rassure pour les narrations parce que j'avais beaucoup de doutes concernant la partie de Célestine...

Huhuhu oui c'est le Shannon ! Je voulais pas préciser et puis dans la suite j'ai été obligée (à moins que je trouve comment tourner la phrase complètement autrement). Mais oui techniquement, les descriptions peuvent correspondre à plusieurs pubs !

Les commentaires ne sont jamais inutiles ! Merci pour la coquille, ton retour et surtout ton enthousiasme ♥
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