1 - Rhea

Par Malhyna

10 ans plus tôt

De toutes les mauvaises idées que j'ai pu avoir, ce soir doit sûrement faire partie des pires. Si ma bonne étoile me voyait, elle me catapulterait sur Mars, affligée par ma stupidité légendaire et ma capacité à tout faire de travers.

Assise entre ses jambes, le dos appuyé contre son torse, je me laisse bercer par les battements de son coeur qui résonnent contre ma joue, par ses doigts qui dansent sur ma cuisse et ses lèvres qui fredonnent contre mon oreille. Et j'essaie d'oublier où on se trouve, ce qui s'est passé hier et ce qui se passera demain. Et j'essaie de me dire que ce soir je ne suis personne, juste moi, juste Rhea. Que, ce soir, ce n'est pas lui, pas le Leo qui brisera mon coeur au petit matin.

J'essaie, mais c'est dur, dur, dur. J'ai envie de croire que ce moment s'étirera à l'infini, qu'on n'aura pas à se relever et à reprendre nos vies, que je n'aurai pas à ressentir le manque, le vide de son absence. J'ai envie d'y croire. Vraiment. Le stylo tremble entre mes doigts. Les sourcils qui se froncent, je me penche un peu plus sur la pièce que je suis en train de dessiner sur son avant-bras et je ferme les yeux, tente de m'enfermer dans ma bulle, dans mon monde. Tracer. Tracer. Ombrer. Tracer. Tracer. Colorer. Les feutres se succèdent et le temps passe, je m'acharne sur son bras. Y a pas un mot qui franchit mes lèvres et pourtant, j'suis déjà en train d'écrire des poèmes, de marquer cette peau que je connais aussi bien que la mienne. Voilà ce qu'il restera de notre histoire, des traits au feutre qui s'effaceront, des mots -mes mots- que l'eau fera disparaître, que le temps fera oublier. 

Demain, 10h, on m'enlève un petit bout de moi. Y aura plus personne pour me tenir compagnie durant mes soirées graffitis, plus de main à tenir, plus de peau à décorer. 

Demain, 10h, Leo s'en va. 

Ça fait mal. Ça brûle. Ça me tue. J'ai envie de lui hurler des "dégage" et de lui murmurer des "je t'aime". Tracer. Tracer. Ombrer. Tracer. Tracer. Colorer. J'ai envie de rester ici pour toujours et de partir sans me retourner. Tracer. Tracer. Ombrer. Tracer. Tracer. Colorer. Je le déteste. Je le déteste. Je le déteste. Je le déteste. Je l'aime. Le dernier feutre retombe par terre, à côté de sa jambe tendue. Ça y est, j'ai fini. J'ai vomi mon coeur sur son bras et maintenant, je n'ai plus rien à raconter. Plus de belles histoires, plus de jolies proses, plus de jolis dessins. Le regard fixe sur son bras, je me rends compte qu'il a arrêté de fredonner, que sa main libre est venue se poser sur ma nuque.

Et il suffira de ça, d'un petit rien, de la simple sensation de ses doigts sur ma peau, de son coeur qui bat contre le mien, pour pulvériser les dernières barrières. Un sanglot m'échappe et je craque. Mes larmes coulent pour la première fois depuis que j'ai appris qu'il partait à l'autre bout du continent. Ce n'était pas ça le plan, j'étais censée sourire, pas pleurer, j'étais censée lui dire à quel point je suis fière de le voir partir, pas le supplier de rester.

Sa main vient recouvrir mon poignet pour me tirer vers lui et ses lèvres viennent embrasser la virgule tatouée derrière mon oreille. La caresse m'arrache un frisson et j'ai presque envie de me laisser aller contre lui, de m'accrocher à lui jusqu'à ce qu'on ne puisse plus distinguer où il commence et où je termine. Mais sa tendresse a un goût amer qui me donne envie de reculer, sa douceur ne fait qu'empirer l'état de mon coeur déjà bien amoché.

"Je croyais que les filles ne pleuraient pas ?"

Un rire étranglé m'échappe en l'entendant me renvoyer la phrase que je lui ai balancé au visage la première fois qu'on s'est rencontré. Je renifle bruyamment et détourne la tête, trop fière pour lui montrer mon nez qui coule, ma grimace, mes yeux gonflés.

"Je pleure pas."

Faux. Faux. Tellement faux. Je le sens sourire contre ma peau et je laisse ces deux mains posées sur mes hanches me manipuler, il me met face à lui. Et ses yeux un peu trop bleus se diluent dans les miens, le chocolat percute le céruléen. Et le temps s'arrête et mon coeur, mes poumons, mon cerveau oublient comment fonctionner. Il m'a toujours fait cet effet-là, Leo, celui de manquer d'air quand il entre dans une pièce, celui de se sentir toute petite face à ce regard qui voit tout, qui voit trop, celui de graviter dans son orbite sans parvenir à le toucher. Avec ses cheveux ébène et le sourire de canaille qui creuse une fossette sur sa joue gauche, il ne s'est jamais caché derrière un masque, Leo. Toujours facile à lire, toujours honnête, toujours vrai. Et ce soir, encore plus qu'un autre, il me laisse tout voir, sa tristesse, sa douleur, son amour, tout. Je le regarde et je me dis qu'il va me manquer. Je le regarde et je me rappelle pourquoi j'ai voulu le rejoindre sur le toit de notre ancien lycée comme toujours, comme avant.

"T'es une sale petite menteuse, Sullivan"

Son pouce vient doucement caresser la peau délicate à l'arrière de mon oreille et, le plus sérieusement du monde, il me chuchote sa vérité, si bas que je tends distraitement l'oreille pour l'entendre, le regard qui se balade, se perd sur un horizon que je ne verrai plus jamais de cette façon.

"Notre histoire n'a pas de point final, Rhea, elle n'en a jamais eu. Même si mon chemin ne va pas dans la même direction que le tien, tu seras toujours là, juste là."

Sa main qui me force à le regarder, il me désigne du bout du doigt l'emplacement de son coeur et le mien fait une embardée dans ma poitrine. C'est pas juste.

"Et ici aussi."

Il tapote sa tempe avec l'éternel sourire idiot qui lui marque le visage. Il va me manquer, aussi gnangnan sa dernière réplique soit-elle.

Je lève les yeux au ciel, moue faussement dégoûtée aux lèvres. Toujours plus facile de fuir la profondeur, les grandes promesses, de se perdre dans la légèreté, céder au sarcasme. Histoire de tout oublier.

"Ne gaspille pas tes larmes pour un mec comme moi."

Un rire surpris m'échappe alors que j'encadre doucement son visage de mes mains, que je profite une dernière fois de ses bras, de son amour, de sa présence.

"T'as raison, tu les mérites pas"

Je sais que je vais avoir le coeur brisé, que je suis sur le point de perdre la personne que je préfère sur cette foutue Terre et pourtant, je regrette rien. Rien du tout. Peut-être bien que notre histoire était vouée à l'échec, qu'elle avait une date de péremption depuis le début. Mais tant pis, ça en valait la peine, il en valait la peine. Le regard qui se dilue dans le sien, le temps s'arrête, s'étire à l'infini. Je cède à la tentation et dépose un doux baiser sur ses lèvres avant de reculer, de sourire en apercevant ses yeux qui pétillent, son visage parfaitement imparfait éclairé par le soleil en train de se lever.

Les heures défilent et la séparation approche, mais là, en le regardant, je ne pense qu'à une chose, à quel point j'ai envie de l'embrasser.

 

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Une voix désincarnée se fait entendre dans les haut-parleurs disséminés aux quatre coins du quai. Le train entrera en gare dans cinq minutes. Mon estomac se retourne pour la troisième fois de la matinée. C'est maintenant ou jamais. Lentement, je lui jette un coup d'œil. Il ne fait pas attention à ce qu'il se passe autour de lui, son regard distant est perdu là-bas, n'importe où. Alors j'en profite. Encore un peu. Juste un peu. Je l'observe, enregistre chaque petit détail et imprime à jamais son image dans ma mémoire, encre indélébile tatouée sous mes paupières. Parce que je sais qu'une fois parti, il ne reviendra pas. Mon regard survole ses cheveux noirs, indisciplinés et ses pommettes, sa mâchoire et ses yeux. J'ai envie de lui demander de rester. Ma gorge se noue encore un peu plus et mes doigts se mettent à triturer les fils qui dépassent de mon short en jean abîmé. C'est le bazar là-haut, y a tous les mots que j'aimerais lui dire qui s'entrechoquent, se mélangent, toutes les pensées contradictoires qui meurent sur mes lèvres. Si j'étais courageuse, je serais partie en même temps que tout le monde au moment des adieux. Si j'étais courageuse, je n'aurais pas essayé de grappiller quelques minutes de plus comme une accro déjà en manque à l'idée d'avoir à se sevrer. 

Ses yeux se posent sur mon visage et je lui lance un gigantesque sourire. Je ne veux pas qu'il s'inquiète et qu'il remette tout en cause parce qu'il pense que je ne vais pas y arriver sans lui. Je n'ai pas le droit de le retenir ici, alors j'étouffe mon angoisse, ma tristesse et je laisse toute la place à ce sourire, à cette fausse joie qui se peint de force sur mon visage.

"Tu as intérêt à tout déchirer, déclaré-je d'une voix un peu trop forte. Il faut que tu réalises tous tes rêves. Tous. Et si jamais, tu as envie de tout laisser tomber pour revenir dans ce trou paumé, je te propulse à l'autre bout du monde à coups de pieds aux fesses, compris ?"

Le doux mensonge qui lui glisse dessus, imperméable à ma petite comédie, il n'en croit pas un mot. Il me connait par cœur, Leo, trop d'années passées ensemble, trop d'années qui ont permis au temps de tisser un lien, aux cœurs de s'accrocher, aux sentiments de se mélanger.

"Tu veux pas arrêter tes conneries cinq minutes ?, un soupir lui échappe. Arrête de faire semblant, Rhea."

Y a mon sourire qui fane, le masque qui tombe. Et c'est difficile, si difficile de ne pas craquer. Le train arrive et je vois ses mains se crisper sur la hanse de son immense sac. C'est moi qui ai décidé de mettre un terme à notre relation, mais seulement parce que je n'avais pas eu le choix. Je ne pouvais pas le retenir ici alors qu'il rêvait de plus, qu'il méritait beaucoup plus que cette vie dans cette ville minuscule. Peut-être bien que j'ai envie de prendre la bonne décision pour une fois. Mais ça ne suffit pas, ça ne suffit plus. Tête à l'envers, je me tais parce que je ne trouve rien d'intelligent à dire, parce que j'ai laissé tomber les fausses excuses, les justifications insensées, parce qu'il ne comprend pas, ne comprendra sans doute jamais. Son regard se détourne de moi pour aller se fixer sur le train qui s'arrête lentement juste devant nous. Un autre soupir lui échappe au moment où il balance son sac par-dessus son épaule. Je sais que ça va faire mal, je l'attends, la douleur. Et y a mon cœur qui se cache dans ma cage thoracique, qui se fait tout petit juste histoire d'éviter le coup fatal. Sa voix grave gronde par-dessus le brouhaha des gens qui sortent du wagon et elle me fait vibrer tout entière. C'est la dernière fois que je l'entends.

"Eh bien, c'est l'heure. Prends soin de toi et évite de rendre tous les pauvres habitants de cette ville complètement tarés."

Seul un coin de ses lèvres s'incurve vers le haut, adoucit la moue sévère qui lui marque le visage et mon palpitant, cet idiot, s'affole. Juste une dernière fois. Lorsqu'il commence à s'avancer vers l'entrée, je sens des larmes me monter aux yeux. Alors c'est tout ? C'est comme ça que tout se termine ? J'essaie de me réciter toutes les raisons qui m'ont poussée à le quitter, le bon sens qui me hurle de rester à ma place, de serrer les dents et d'attendre que ça passe. Figée sur le quai de la gare, j'ai droit à plusieurs coup d'œil intrigué, mais je m'en fiche. Tout ce dont j'ai envie se trouve en train de monter dans le wagon numéro 3, aller sans retour, début d'un voyage sans fin. Je ne reconnais pas ma voix éraillée qui se lance dans le vide, résonne dans la gare et se fraie un chemin jusqu'aux oreilles de l'homme qui vient de poser un pied dans le train.

"Leo !"

Les larmes se mettent à couler, couler, couler. Je m'effondre, encore. Désolée. Je le vois pivoter au dernier moment et ses yeux s'écarquillent en se posant sur moi. En quelques enjambées, il est devant moi. Son sac heurte le sol dans un bruit sourd. J'ai mal. Ses bras s'enroulent autour de moi, me serrent contre lui. C'est la dernière étreinte. Ses lèvres s'écrasent sur les miennes. Et ce baiser est à l'image de notre histoire. Fort, désespéré. Je suffoque, la trachée comprimée par un poids trop lourd, une peine trop forte. Parce que je sais que c'est un cadeau d'adieu qu'on se fait, parce que je sais que c'est la fin. Son front repose contre le mien et il me regarde de ses grands yeux. Trop bleus. Trop intelligents. Trop tout. Il s'apprête à parler et je devine ce qu'il va me dire. Qu'on peut quand même essayer. Que notre histoire vaut la peine d'essayer. Bien sûr qu'elle en vaut la peine, mais tiendrait-elle le coup ? Je la connais, la réponse. Non, non et non. On a eu le temps d'apprendre à se connaître et s'il y a bien une chose qui ressort de toute notre histoire, c'est qu'on ne sait pas faire les choses à moitié. On a essayé pourtant quand il a décidé de se lancer dans la musique, quand il a commencé à devoir partir pour faire quelques concerts et ainsi permettre à son groupe de se faire connaître. Au départ il ne s'absentait jamais très longtemps, il faisait enfin ce qu'il aimait et le voir heureux me suffisait. Mais petit à petit, les choses sont devenues plus compliquées. Ses voyages se faisaient de plus en plus longs, le manque se faisait ressentir, le moindre petit truc pouvait devenir sujet à dispute. Et je ne voulais pas de ça. Je ne voulais pas de cri, pas de larme, pas de rancœur ni de colère. C'était simplement ce qui me paraissait le plus logique, la meilleure chose à faire. Pour lui, pour moi, pour nous. J'encadre son visage de mes petites mains. Pincement au cœur. Sa barbe naissante me picote le bout des doigts. Pincement au cœur. Mes pouces survolent ses pommettes. Pincement au cœur.

"Non, chuchoté-je d'une voix tremblante. Non Leo. Je ne vais pas te retenir ici. Cette ville a toujours été trop petite pour toi, tu mérites mieux que tout ça."

Sa mâchoire se crispe sous mes doigts, un triste sourire fleurit sur mes lèvres. Mes mains quittent son visage, je m'écarte de lui, glissant hors de son emprise. Goutte d'eau qui se faufile, je fuis ses doigts, son toucher. Son regard se verrouille, son visage se ferme, dangereusement impassible. Douloureux mal nécessaire. Je croise les bras sur ma poitrine et frissonne, soudainement gelée. Je le regarde pour la dernière fois, coup de menton en direction du wagon.

"Vas-y"

C'est plus une supplique qu'une question. Il récupère son sac, me jette un dernier coup d'oeil par-dessus son épaule.

"Je t'aime"

C'est simple, concis. Il n'a jamais eu besoin de superlatifs inutiles, Leo, parce que son amour n'a jamais été du genre subtil. Le coeur pulvérisé, je déglutis péniblement, hoche doucement la tête et prend une longue inspiration.

"Je te déteste"

Il sourit, le regard mélancolique, c'est un mensonge de plus et il le sait. Ce je t'aime, je n'ai jamais su le lui dire, mais il a toujours réussi à lire entre mes lignes, Leo, à voir la vérité cachée dans mes mensonges. Alors, démarche décidée, il se dirige cette fois-ci vers le train, vers ce nouveau monde qui lui tend les bras, vers l'avenir. Un avenir rempli de succès, de paillettes, loin, bien loin de moi. Lorsque les portes se ferment et que le sifflement puissant signale le départ, mon cœur est arraché de ma poitrine, jeté sur les rails. Un soupir tremblant m'échappe et je reste debout à fixer le train jusqu'à ce qu'il disparaisse totalement de ma vue.

Rhea Sullivan, vingt ans, un coeur brisé à mon actif, enchantée. 

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AmandineQ
Posté le 10/08/2022
Bonjour,
Je cherchais une histoire pour passer mes vacances et je suis tombée sur la tienne.
Wow, ce chapitre est dingue. Accrocheur, rythmé, il donne vraiment le ton. Le petit "HIC" si on peut l'appeler ainsi ce sont les deux ou trois phrases qui commencent par "Y a...". Je trouve qu'elles font négligées dans un texte ou tout est très bien écrit. Après ce n'est que mon avis ne te vexe pas, ce n'est pas le but, loin de là. Bonne journée à toi.
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