1.L'homme au costume bleu nuit et aux chaussures marrons

Elle avait beaucoup trop bu ce soir-là.

Ce n'était pas son genre pourtant, mais là, elle n'avait envisagé que cette alternative pour échapper à cette réalité qui l'effrayait. Elle s'était prise dans la figure tout ce qu'elle n'aurait jamais voulu entendre, se sentait prise au piège et terriblement seule. Comment pouvait-il lui faire une chose pareille ? Il savait pourtant, qu'elle ne voulait plus vivre ça, vivre ici, entourée de ces gens-là.
Ils la toisaient tous, certains avec intérêt, d'autres avec dédain. Certains se demandaient probablement qui elle était, d'autres ce qu'elle faisait là, dans cette grande salle parsemée de lustres cristallins, de fleurs fraîches aux couleurs pastelles et de riches tapisseries. Elle pouvait les imaginer se dire « Ai-je déjà vu cette femme quelque part ? Son regard me dit bien quelque chose, mais je ne la situe plus. » et qu'ils continuent donc à ne plus se souvenir, qu'ils ne l'approchent pas. Elle ne voulait parler à aucun d'entre eux. Les nouvelles étaient encore bien trop fraîches et elle risquait de commencer ce pourquoi il l'avait fait venir par un scandale sans précédent.


Elle imaginait les gros titres si elle venait à cracher son champagne à la figure d'un de ses hommes en costumes ou l'une de ses femmes en robes de luxe ou en tailleurs ajustés. L'idée lui avait évidemment traversé l'esprit. Et si elle se saoulait suffisamment pour le faire ? Il l'aurait bien cherché tient, ce connard. Lui dire ça et foutre le camp en ne lui laissant pas même le choix, c'était bien son genre.

Elle lui lança d'ailleurs un regard, à l'autre bout de la salle, il faisait comme s'il ne l'avait pas vue, discutait avec un homme aux cheveux grisonnant et à l'allure solennel, le Roi était là, il discutait avec celui qui allait devenir l'homme le plus puissant du pays.

Pour l'instant, il n'était rien de plus que le plus grand de tous les connards.

Le serveur passa, elle avait deux mains et fut bien décidée à s'en servir pour attraper tout ce qu'elle pouvait boire. Les bulles pétillaient dans sa gorge quand elle ingurgita les deux coupes cul sec, s'assurant qu'il l'ait bien vu faire. Je vais dégueuler sur ce tapis de bourgeois et t'auras tellement honte de moi que tu me renverras d'où je viens !
Il n'empêche, qui pouvait prétendre un jour à vouloir vomir sur un tapis du palais royal ? Peut-être qu'un jour elle le ferait, et peut-être que ce jour était aujourd'hui. Elle se mouva lentement, tel un serpent, entre les groupes de personne qui discutaient de chose et d'autre. Elle ne tendit pas même l'oreille, détournant de temps à autre le regard afin de vérifier qu'il la regardait encore. Mais lorsqu'elle vit le roi seul, elle comprit qu'il avait changé d'interlocuteur et le chercha à nouveau dans la salle.


Elle n'eut aucun mal à le trouver à nouveau, discutant avec une personne qu'elle semblait connaître sans arriver à la situer. Probablement se ressemblaient-ils tous, tous habillés pareil à discuter des mêmes choses. Elle le voyait de dos, il semblait flotter dans son costume bleu nuit, grand et élancé. Ses cheveux noirs tournant au gris sur les côtés étaient coupés très courts, mais elle ne vit pas son visage. Qu'importe, elle espérait que l'autre, cependant, avait bien vu qu'elle enfilait son quatrième verre, encore un ou deux et elle ne tiendrait plus suffisamment en équilibre. Il devrait alors quitter son nouveau compagnon de causette pour la foutre dehors et lui dire de ne jamais, jamais revenir.


Au cinquième verre, elle se demandait encore pourquoi elle ne parvenait que difficilement à détacher ses yeux de l'inconnu au costume bleu nuit. Qui était-il ? Pourquoi avait-elle la sensation de l'avoir déjà vu sans savoir où ? La tête lui tournait et elle dut déclarer forfait en s'installant sur une banquette, non loin d'une fenêtre ouverte lui permettant maintenir son corps à une température supportable. Le rouge lui montait aux joues et si elle avait été un peu plus ivre, probablement aurait-elle retiré sa robe noire pour respirer un peu mieux. Encore trois verres et ça arriverait peut-être. Là c'était sur, elle serait dehors en moins de deux.

Sans doute était-ce son manque d'expérience, ou le fait qu'elle n'avait plus bu autant depuis des années qui lui avait fait oublier à quel point le mélange de l'air frais d'un hiver glacial et l'alcool ne faisait pas bon ménage. Elle se sentit affreusement mal, son ventre déjà noué, s'étirait dans des crampes douloureuses. A peine encore conscience des regards, cette fois carrément dégoutés, qui se posaient sur elle. Qu'importe, elle s'en fichait, demain elle ne serait plus là, ça serait fini tout ça. N'importe qui aurait pu la prendre par la main maintenant et l'entrainer dans la pire des galères, à peine aurait-elle eu encore le réflexe de réagir.
Il faisait bien trop chaud, dans cette pièce.


Il m'a trahi, trahi, trahi.
Je veux pas être ici.


Ses lèvres bougeaient toutes seules, comme si elle parlait à elle-même, ce qui la rendait encore plus pathétique. Encore un verre, elle avait soif. Elle le but et parvint à peine à le remettre sur le plateau. Voilà ce qui arrivait quand on voulait rendre service à un ami. Elle le savait pourtant, elle avait l'habitude de ce genre de chose. Mais que cela vienne de lui.


- Mais qu'est-ce que vous faites ici ?

Le ton de cette question était un mélange de surprise et de mépris, mais ce n'était pas ça qui semblait la choquer le plus. C'était son accent. Il s'était adressé à elle en français, avec un accent néerlandophone qu'elle semblait avoir déjà entendu plus tôt dans la journée, mais ça ne lui revenait pas.
Lorsqu'elle leva les yeux pour le regarder, elle entrouvrit les lèvres.
L'homme au costume bleu nuit.
Elle le voyait de face et la sensation de déjà vu la gifla à nouveau. Comment avait-elle pu boire au point d'être incapable de se rappeler où elle avait déjà vu ce type ?
Elle le considéra, ses traits sévères accentués par des rides creusant son visage. Il était plus âgé qu'elle, sans nul doute, plus âgé que lui aussi. Mais il y avait quelque chose d'indescriptible qui se dégagea de sa silhouette fine. Il était mince, peut-être même maigre pour certains, sans doute car c'était un homme nerveux. Il devait faire partie de ses gens qui mangeaient pour nourrir leurs nerfs, ou qui oubliaient de manger car il travaillait trop. Pourtant, il était imposant, sans doute par sa taille qui dépassait le mètre quatre-vingts. Même ivre morte, elle parvenait à déceler chaque détail de celui qui se tenait en face d'elle. Sa chemise rouge pourpre, sa cravate mélangeant à la fois le pourpre et le bleu sombre. C'était un homme de goût, ou presque.


- Qu'est-ce que c'est que ces chaussures dégueulasses ?


Il la dévisagea avec une telle éloquence qu'elle vit presque ce qu'il pensait au travers de ses lunettes rondes et de ses yeux bleus. Des yeux qu'elle parvenait aisément à décrire, souligné par des cils aussi noirs que ces cheveux. Beau regard, pensa-t-elle, mais c'était surement l'alcool qui parlait. Elle ne pouvait pas trouver un type comme lui séduisant, tout transpirait l'antipathie.
Il posa son regard sur sa paire de chaussure avant de revenir à elle.


- On ne parle pas de mes chaussures, là.
- Elles sont marrons, comment on peut porter des chaussures marrons ?


Il ne releva pas, elle était ivre et elle parvenait à peine à aligner les mots comme il faut. Fermant les yeux, prenant une grande inspiration, elle sentit soudain l'aigreur du champagne de luxe lui bruler la gorge.


- J'veux vomir.


Elle avait alors senti une prise sur son bras, se laissant lentement entrainer à travers la foule. Plus personne ne semblait la regarder, ni elle, ni lui. Sans doute cherchait-il à ce que personne ne les voit lorsqu'ils descendirent l'escalier et une fois dehors, elle fut saisie par la fraîcheur de l'air et par le bruit sourd de la capitale endormie.
L'alcool, lui, se libéra totalement dans ses veines et fit exploser ce qui lui resta d'inhibition.
La nausée passa sans qu'elle ait à vomir, et alors qu'elle se redressa elle perdit pied et rechercha le corps de l'homme qui l'avait amenée dehors pour s'appuyer sur lui. Elle était si proche qu'elle pouvait sentir le léger parfum de son cou et lui probablement sentir son souffle chaud sur sa peau.

Avait-elle perçu sa chair de poule ou était-ce simplement l'ivresse qui floutait ses sens ? Sans trop le vouloir, comme pour tenir en équilibre, elle s'était accrochée à son torse et avait senti l'étoffe satinée de sa chemise. C'était sans doute la plus belle chemise qu'elle ait vue de toute sa vie. Cette couleur était rare, et elle devait reconnaître que le pourpre et le bleu nuit se mariaient merveilleusement bien.


A moins que ça ne soit lui.


Elle avait à nouveau croisé ses yeux, un bref moment elle crut y percevoir quelque chose qui l'émouvait particulièrement. Elle avait toujours tendance à être à fleur de peau quand elle était ivre, mais là, son visage si proche du sien, lui procurait un sentiment qu'elle ne pouvait décrire.
Comment pouvait-on sembler aussi antipathique et humain à la fois ?
Il s'écarta, lui n'était pas saoul, la situation le mettait probablement mal à l'aise. Elle pouvait le comprendre malgré l'ivresse, car, quand on la regardait parfois, on lui donnait vingt-ans alors qu'elle en avait quinze de plus. Pourtant, elle chercha à nouveau son contact, comme s'il était sa seule alternative pour ne pas tomber.

- Quel âge devrais-je avoir pour vous embrasser, là, maintenant ? murmura-t-elle à son oreille.

Un frisson le parcourut, mais elle était trop occupée à se concentrer sur son équilibre précaire pour le voir. Qu'avait-elle cherché à faire en lui disant ça ? Croyait-elle vraiment que ce type allait la flanquer dans sa voiture pour l'emmener dans son lit alors qu'elle tenait à peine debout ? Était-ce insultant ou provocateur ? La vérité, c'est que c'était sorti tout seul lorsqu'elle avait encore une fois croisé ses yeux bleus. En dehors de la surprise, le fait qu'une femme qu'il ne connaisse pas était ivre morte dans ses bras, prête à lui sauter dessus en pleine rue, était une raison suffisante pour s'écarter. C'était à cela qu'il pensait et aussi au fait qu'elle ne semblait pas se souvenir de leur première rencontre, et c'était tant mieux. C'était la deuxième et la dernière fois.
Elle le vit lever la main au lointain et une voiture noire apparut, les phares l'éblouirent alors qu'elle lui lançait un regard espiègle.
- Un problème Monsieur ? Lui lança l'homme en costume assis côté conducteur.
- Où habitez-vous ?
Elle restât un instant, pantoise, cherchant ses mots dans sa tête embrumée.
- Vous voulez le savoir ?
Il leva les yeux au ciel sans même lui répondre.
- Jan, ramène cette fille chez elle, à l'adresse qu'elle parviendra à te dire, avant qu'elle ne fasse un scandale ici, d'accord ?
Le chauffeur considéra un instant la jeune femme qui lui adressait un signe de main ridicule avec un sourire béa avant de considérer à nouveau son patron. Il était probablement en train de se dire que malgré plusieurs dizaines d'années à son service, il ne lui avait encore jamais fait ce coup-là.
- D'accord Monsieur.
Il ouvrit la portière arrière en le remerciant, et l'invita à grimper dans le véhicule. C'était sans compter sur son obstination décuplée par l'alcool. Mais au bout de quelques minutes, elle dut bien admettre qu'elle était tombée sur plus têtu que lui et se résigna à tituber jusqu'à la voiture. Lorsque soudain, à nouveau, ses lèvres se fendirent en un sourire sournois, elle agrippa la fenêtre côté conducteur et se pencha alors vers le chauffeur.
- Vous avez un stylo et un morceau de papier, Môôôsieur, meneeeeer ?
Derrière elle, il voulut pouffer de rire, mais la décence l'en empêcha de justesse. Ses lèvres se fendirent malgré tout d'un sourire. Avait-elle vraiment essayé de parler néerlandais totalement ivre ? Elle était complètement allumée.

Il lança un regard entendu au chauffeur. Plus vite elle aurait ce qu'elle veut, plus vite elle rentrerait chez elle et ne risquerait plus de vomir sur le trottoir devant le palais royal. Alors il s'exécuta en lui donnant ce qu'elle avait demandé. Ils la virent ensuite se tenir tant bien que mal, droite, appuyée sur le pare-brise de l'Audi noire à griffonner quelque chose sur la feuille, avant de brusquement, faire volte-face et s'avancer à nouveau vers lui. Sur ses gardes, il restât droit comme un i alors que seulement quelques centimètres les séparèrent. Il sentit alors sa main tirée légèrement sur la poche gauche de sa veste de costume et elle y glissa doucement, sans le quitter des yeux, le morceau de papier qu'elle venait d'écrire. Ce geste lui brulait presque la poitrine tandis qu'il la vit entrer dans la voiture et quitter les lieux en lui envoyant un baiser de la main.
Une fois qu'il s'était assuré qu'elle avait disparu, il porta sa main à la poche et déplia le papier. Il dut s'y reprendre à plusieurs fois avant de comprendre ce qu'elle venait vraiment de faire.
Elle avait glissé
Dans sa poche
Son numéro de téléphone.
Une étrange sensation engourdit alors tout son corps, il crut se liquéfier et ses jambes lui semblèrent soudain plus fébriles.
Alors ça, on ne me l'avait encore jamais fait ! Pensa-t-il. Et il ne comprit pas tout de suite pourquoi il n'avait pas lâché ce maudit morceau de papier. Dans sa poitrine, il pouvait sentir son cœur battre plus vite et plus fort, c'était probablement de la colère ou de la surprise.
Lançant un regard à la route désormais déserte, le monde autour de lui s'était arrêté. Il n'y avait que le silence et l'intense brulure qu'elle ressentait dans sa poitrine.
- Ah vous êtes là.
Une voix derrière lui le sorti de sa torpeur et il se retourna tout en serrant plus fort le morceau de papier dans ses mains. Se tournant brusquement vers la source de la voix, comme un enfant pris en flagrant délit
- Pardon de vous déranger, mais le premier ministre souhaite vous voir.
Il hocha la tête, reprenant son air impassible habituel. Puis, un court instant, il hésita à jeter ce morceau de papier et tout ce qui allait avec. Il venait tout bonnement d'éviter qu'une parfaite inconnue ne fasse scandale à la soirée de prestation de serment en vomissant sur le roi et il cherchait encore comme elle avait pu y mettre les pieds sans avoir ses entrés.
C'était probablement un accident, et plus jamais il n'aurait à faire à elle.
Et pourtant, ce soir-là, alors qu'il se dirigea à nouveau vers le palais.

Il glissa à nouveau le morceau de papier dans sa poche, presque inconsciemment.

Et scella, ainsi, son destin à jamais.

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haroldthelord
Posté le 14/05/2023
Salut.
Je me questionne un peu sur cette tournure de phrase, je sais pas, elle me gêne un peu ! Qu'importe, elle espérait que l'autre, cependant, avait bien vu

Un petit oublie
fenêtre ouverte lui permettant (de) maintenir son corps

A peine encore conscience (consciente) des regards

plus âgé que lui aussi... On se perd un peu c’est qui le lui ?

C'était sans doute la plus belle chemise qu'elle ait vue de toute sa vie.
C’est une de ses phrases dont on se demande d’où elle vient ?
D’abord même une belle chemise reste une chemise ensuite quand je lis ça sur un personnage je me demande si il ne vient pas de naître, comme dit l’expression je ne suis pas né de la dernière pluie.
J’avoue que ne pas donner de nom aux personnages me laisse une impression de rester dans un univers flou.
A plus.
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