1. L'exécution

Notes de l’auteur : Bienvenue par ici ! Les premiers chapitres de ce roman ont déjà fait une apparition par ici et il s'agit là d'une réécriture. Si ce tome fait partie du cycle des Derniers Dragons, il n'est pas nécessaire d'avoir lu les précédents pour profiter de l'histoire. Les événements nécessaires à sa compréhension y sont tous rappelés. Bonne lecture !

Le chantier était silencieux et tous les autres techniciens s’étaient interrompus pour observer l’opération. Le souffle court, Claìre de Frandà œuvrait avec ses collègues pour déplacer un gigantesque pan de mur. Arracher le groupe de pierres de taille au reste de la demeure bourgeoise sur laquelle ils travaillaient n’était pas trop compliqué : l’appel élémantique demandait juste de la force. Mais le déposer au sol, en douceur et sans aucune éraflure, mobilisait toute leur attention.

Disposée sur deux lignes de cinq en quinconce, l’équipe de géo-techniciens pivota d’un même mouvement, les bras tendus, les veines saillant sous l’effort. Le mur flottait à moins d’un mètre au-dessus de leurs mains ouvertes. Leurs traits étaient crispés de concentration alors qu’ils insufflaient l’énergie des Arcanes élémentaires dans l’appel, adaptant leur implication à celle de leurs voisins pour que le mur reste en mouvement mais ne se détériore pas sous leurs sollicitations respectives.

Claìre suivit l’élan général et abaissa les mains en même temps que les autres techniciens, relâchant progressivement son souffle. Le pan de mur atterrit au sol et ne souleva qu’un mince nuage de poussière.

Comme si elle avait attendu ce moment pour s’activer, la cloche du chantier résonna pour annoncer la fin de la journée. La tension se relâcha immédiatement parmi les techniciens, qui se félicitèrent les uns les autres en se donnant des tapes amicales dans le dos. Claìre sentit un sourire s’épanouir sur son visage alors qu’elle se penchait par-dessus le mur à terre. L’opération n’avait presque pas abîmé le ciment, mélange de terre et de chaux, qui maintenait les pierres ensemble. Le contremaître et ses élémanciens d’ingénierie étaient satisfaits : le mur pourrait être réutilisé.

— Tu apprends vite, gamine !

Coràlie de Vandrenèj, l’hydro-technicienne cheffe de son équipe, passa un bras autour des épaules de Claìre, qui fronça le nez. Bien qu’elle ait passé les dernières heures de la journée à observer les géo-techniciens travailler, Coràlie sentait la sueur et la poussière.

— On dirait que t’as fait ça toute ta vie !

Claìre se dégagea poliment et sourit en réponse. Bien qu’elle soit récemment diplômée, elle pouvait déjà dire qu’elle adorait son travail. L’effort collectif la portait et elle se sentait utile, ce qui n’avait pas de prix.

Les techniciens se dirigeaient tous vers les baraquements en bois, montés en bordure de la propriété sur laquelle ils travaillaient. Claìre suivit Coràlie et les quelques autres femmes de l’équipe et la dernière verrouilla la porte de la baraque derrière elles.

— On se dépêche, mesdemoiselles ! lança Coràlie. Je vous rappelle qu’on est attendues.

Un concert de grognements lui répondit alors qu’elles se dirigeaient vers les douches pour se débarrasser rapidement de la saleté accumulée durant la journée. Les hydro-techniciennes leur jetèrent les seaux d’eau à la figure en riant mais l’unique pyro-technicienne de leur équipe ne prit pas le temps de les réchauffer – elles étaient trop pressées. Claìre frissonna lorsque l’eau l’atteignit à son tour.

Comme les autres, elle se dépêcha ensuite de se sécher et de revêtir sa robe d’élémancienne, qu’elle n’avait pas portée depuis sa remise de diplôme, six mois auparavant. Les techniciens étaient rarement présents lors des événements officiels ; on les convoquait par politesse mais leurs journées étaient si chargées qu’ils s’en dispensaient la plupart du temps. Cette fois était un peu différente : leur présence était obligatoire et la journée de travail avait même été raccourcie. Personne ne savait à quoi ils allaient assister, mais on racontait que tous les élémanciens présents à la capitale avaient été convoqués.

Sans s’attarder, Claìre sortit de la baraque en vérifiant que les tresses qui retenaient ses cheveux crépus étaient toujours bien en place et retira le foulard qui les avait protégés de l’humidité pendant la douche. Elle alla vers le chariot de transport, qui venait chercher l’équipe tous les soirs pour la ramener dans quartiers résidentiels, plus bas dans la ville. Pour l’occasion, ils monteraient cette fois à l’Institut Impérial d’Élémancie.

Claìre prit soin de se laisser dépasser par les autres ouvriers – elle n’avait aucune envie de se retrouver coincée au fond du chariot, sous la chaleur étouffante de la bâche. Elle prit place au bord du banc et Coràlie dut pousser les élémanciens vers le fond pour avoir la place de s’asseoir. Serrée contre l’hydro-technicienne, une main accrochée à la poignée au-dessus de sa tête pour ne pas basculer, Claìre regarda le chantier s’éloigner au rythme mou du cheval de trait accablé de chaleur.

Ils traversèrent le quartier bourgeois, puis le quartier des Ministres, avec une lenteur insoutenable. Claìre ne s’attardait pas sur le paysage. Elle avait maintes fois eu l’occasion de l’observer, surtout lors de son premier trajet, lorsqu’elle s’était rendue à l’Institut pour la première fois. Mais l’architecture exubérante des demeures de la noblesse avait quelque chose de dépassé qui ne l’impressionnait plus. En tous cas plus depuis que son travail consistait à les démolir.

— Quel monde ! s’exclama Coràlie.

L’hydro-technicienne, une femme ronde au sourire facile et à la franchise dépaysante, s’agita légèrement et Claìre dut raffermir sa prise sur la poignée du chariot. Heureusement, ils avaient ralenti et se trouvaient désormais presque à l’arrêt. Devant l’Institut, une foule hétéroclite de véhicules en tout genre avait congestionné la circulation, déversant des élémanciens en tenue officielle par dizaines. Claìre et son équipe durent rejoindre l’entrée principale à pieds et la géo-technicienne perdit vite Coràlie de vue dans la foule dense.

Après plusieurs minutes de progression au ralenti, Claìre put enfin apercevoir les grandes portes de l’entrée principale. Mais quelqu’un se pendit brusquement à son bras, la forçant à s’arrêter.

— Enfin ! Je pensais que tu n’allais jamais arriver !

Légèrement échevelée d’avoir traversé la foule, Albàne de Tausìn lui jetait un regard brillant. Sans attendre de réponse, elle la tira en avant.

— Viens ! Tout le monde est là !

Albàne l’entraîna vers un groupe de jeunes de leur âge, debout sur un côté de l’escalier et plaqués contre le garde-corps par la foule qui circulait lentement. Albàne fit de grands signes et fendit la foule pour les rejoindre, sans lâcher Claìre qu’elle tirait à sa suite. Ils accueillirent la géo-technicienne avec le sourire en lui demandant de ses nouvelles. Leurs nouveaux postes à chacun les avaient beaucoup accaparés ces derniers mois, mais Claìre eut l’impression qu’ils ne s’étaient jamais vraiment quittés.

Albàne abandonna Claìre pour glisser son bras sous celui de Jeàn de Lòrska, un pyro-combattant qui adressa à Claìre un sourire léger. Laurà de Maràvie, une géo-ingénieure avec qui Claìre avait construit l’une des plus belles maquettes d’architecture de leur promotion, grimaça en levant les yeux au ciel :

— Non mais regardez-les. Depuis qu’ils ont emménagé ensemble, il y a pas moyen de les décoller. Allez, on se bouge, les tourtereaux.

Elle poussa Jeàn à l’avant et Claìre les suivit, amusée. À l’intérieur du hall de l’institut, il faisait sombre et frais. Claìre se serait volontiers attardé, mais ils furent poussés par la foule dans la cour principale.

Ils arrivaient dans les derniers et se retrouvèrent plus proches de l’entrée qu’ils ne l’étaient du centre. Autour de la cour, les bâtiments de l’Institut dressaient quatre façades, hautes de cinq étages. Des têtes grises d’ingénieurs, de chercheurs et d’enseignants se pressaient aux larges fenêtres.

— Il te manque plus que les cheveux blancs pour avoir le droit d’être là-haut, glissa Laurà à Vincènt de Cràte, le dernier membre de leur groupe d’amis.

L’hydro-chercheur accorda à peine un regard à Laurà, plongé dans un livre qu’il n’avait lâché que le temps de saluer Claìre.

— Si vous n’aviez pas tenu à ressortir du campus, on serait mieux placés, dit-il en tournant une page.

— Oui, mais on aurait jamais retrouvé Claìre avec la foule, lança Albàne par-dessus son épaule.

— C’est vrai, concéda Vincènt.

Claìre sourit et comme il restait plongé dans son livre, dut le guider par le coude pour éviter qu’il ne se fasse bousculer.

— Vincènt ! le sermonna Laurà en frappant son livre du plat de la main lorsqu’ils se furent arrêtés. Tu pourrais profiter qu’on soit tous ensemble pour sociabiliser un peu.

L’hydro-chercheur referma son livre d’un geste sec, eut un regard vers le fond de la cour et plissa les yeux.

— Je doute qu’il s’agisse vraiment d’une occasion pour sociabiliser.

Bien qu’ils soient éloignés du centre de la cour, Claìre n’avait pas à se mettre sur la pointe des pieds pour y apercevoir l’estrade qui y avait été dressée. Ceux qui l’avaient disposée ainsi avaient bien pensé la chose ; quel que soit l’endroit où l’on se trouvait, on pourrait voir sans peine ce qu’il s’y passait. En d’autres circonstances, Claìre aurait été curieuse d’examiner la structure de l’édifice – et Laurà l’aurait sans doute accompagnée.

Mais la potence qui y trônait suffisait à doucher son enthousiasme.

Une corde y était déjà attachée ; elle pendait doucement dans l’air de l’après-midi. Un bourreau, masqué, vêtu de noir et à la stature étonnamment malingre, se tenait immobile en bordure de l’estrade. Quatre hauts fauteuils se trouvaient à l’extrémité qui lui faisait face mais étaient vides pour l’instant.

Albàne s’agita et se serra contre Jeàn.

— Une exécution… ?

La nervosité s’était emparée des élémanciens et se propageait depuis l’estrade vers les rangs les plus éloignés. Mal à l’aise, Claìre observa les gens agglutinés autour d’eux. Des groupes bavardaient entre eux sous le soleil, spéculant nerveusement. Les exécutions n’étaient pas extraordinaires en elles-mêmes, mais elles se réglaient désormais rarement en interne, au sein de l’Institut. Ces dernières décennies, depuis la chasse aux spirimanciens qui remontait à près de trente ans auparavant, il n’y en avait pas eu beaucoup – et aucune n’avait jamais rassemblé tant de monde.

— Ça va ?

Claìre se massait les tempes alors qu’une migraine montait sous son crâne. Malgré la semelle de ses bottes, elle sentait le pavé de la cour sous la plante de ses pieds. Le piétinement des gens et leurs conversations étouffées lui parvenait avec intensité, ce que n’arrangeait pas la chaleur et la luminosité ambiante. Elle balaya l’air d’un geste de la main :

— Ça va aller.

La réponse ne sembla pas convaincre Vincènt, qui fit la moue mais reporta son attention sur l’estrade.

Enfin, il y eut du mouvement et la foule se tut d’un coup. Un héraut en uniforme impérial se plaça au bord de la structure, son bâton de cérémonie dans une main. Il frappa trois coups qui résonnèrent avec force entre les murs de l’Institut.

— Son Éminence le Haut-Élémancien de cérémonie, annonça-t-il.

Un élémancien fit son apparition et monta lentement sur l’estrade. Sa démarche était calme et mesurée, presque trop lente, comme s’il avait répété. Il portait une aube blanche et une chasuble rouge comme le drapeau de l’empire, la tenue officielle des célébrants. Mais dans son dos étaient brodés de fils d’or les symboles des Esprits, connectés entre eux par les contours d’un cercle ; ils indiquaient son statut de Haut-Élémancien. Visible sous sa manche légèrement relevée, deux rubans de cuir enserraient le poignet de sa main gauche – la main du cœur – et passaient autour de son index et de son pouce. L’un était vert et l’autre rouge : Constànt de Vandrenèj était un bi-élémancien qui pouvait utiliser la terre comme le feu.

Claìre réalisa soudain qu’elle l’avait rarement vu en public et observa son visage plus attentivement. Ses traits étaient sévères bien qu’ils commencent à être marqués par l’âge, ses cheveux et sa barbe poivre-et-sel étaient impeccables et il se tenait droit, les épaules carrées. À côté de Claìre, Vincènt avait délaissé son livre pour de bon et dévisageait lui aussi le Haut-Élémancien avec attention.

— Qu’est-ce qu’il fait là ?

Les exécutions de spirimanciens – s’il s’agissait bien de cela aujourd’hui – se faisaient en présence d’un célébrant, mais le Haut-Élémancien ne se déplaçait jamais en personne pour de tels événements. À vrai dire, Claìre doutait qu’il se déplace pour quoi que ce soit – elle ne parvenait pas à se rappeler une autre de ses sorties publiques. Il était là toutefois, et il prit place sur l’un des fauteuils, ajustant ses robes autour des accoudoirs.

— Monsieur le Recteur de l’Institut Impérial d’Élémancie, poursuivit le héraut.

Personne ne vint. Le héraut regarda à sa droite, puis à sa gauche, indécis et mal à l’aise. Finalement, il se racla la gorge et reprit le fil de son annonce :

— Sa Grâce Évàngéline Ière.

La foule poussa une exclamation. La mère de l’empereur, qui avait perdu son titre d’impératrice lorsque son fils était monté sur le trône, arriva accompagnée d’un laquais et d’une servante, qui la suivait à-demi courbée pour vérifier que sa robe ne se prenait pas entre les planches de l’estrade. Une fois remise de sa surprise, la foule reprit ses esprits et s’inclina en une même révérence, prenant soin de garder les yeux baissés quelques secondes avant de se relever. Claìre n’avait jamais vu la mère de l’empereur porter une autre couleur que le noir et c’est dans une splendide robe de deuil réhaussée de pierreries sombres qu’elle alla s’asseoir à côté de Constànt, sans daigner accorder attention à personne. Sa servante se plaça derrière elle, tout comme son laquais qui s’empressa d’ouvrir un parasol au-dessus de sa tête.

— Son Altesse Impériale Bàstien II.

L’empereur avait presque trente ans et n’était pas encore marié. Il mettait un point d’honneur à porter l’uniforme de parade des chevaliers-wyverne, où il avait servi, lors de ses apparitions officielles. Seule addition à la tenue usuelle, une ceinture à boucle d’or figurait deux wyvernes face à face et supportait une épée d’apparat où un rubis brillait sur le pommeau. Avec la couronne d’or sur son front – où le métal pouvait aussi bien figurer des cornes de cerf que de wyverne – c’étaient les seuls indicateurs de sa richesse et de son statut. La foule s’inclina de nouveau – plus profondément et plus longuement – et après un regard appréciateur et un signe de tête, il s’assit à côté de sa mère.

Le héraut eut un regard pour le fauteuil resté vide, haussa imperceptiblement les épaules et s’en alla d’un air gêné. Comme il ne se passait rien de plus, les conversations finirent par reprendre, plus discrètes, plus empressées, plus inquiètes aussi. La foule était tendue et les regards se tournaient sans cesse vers le fauteuil vide qu’aurait dû occuper le Recteur.

— Ils ont convoqué tout le monde, souffla Laurà. Pourquoi est-ce que le Recteur n’est pas là ?

Vincènt scrutait l’assemblée d’un œil attentif.

— Je me demande qui ils vont exécuter.

Il n’y avait plus aucun mouvement sur l’estrade, à l’exception de la corde de la potence, soumise à une légère brise de fin d’après-midi, qui venait de la mer et charriait avec elle une moiteur salée. La mère de l’empereur finit par sortir un éventail noir de sa manche et son fils, qui transpirait dans sa tunique peu adaptée à la saison, lui jeta un coup d’œil envieux. Imperturbable, Constànt balayait la foule du regard sans observer personne en particulier. Si Albàne avait un air d’admiration dans les yeux, Claìre se garda bien de diriger les siens dans sa direction.

Le soleil déclinait mais la chaleur ne se levait pas. Claìre voyait l’ombre des bâtiments s’allonger sur la cour. Pourquoi les avait-on tous convoqués si c’était pour qu’ils attendent en plein soleil, plaqués les uns contre les autres ? Elle s’agita – sa migraine n’allait pas en s’améliorant.

— Tu es sûre que…

Elle coupa la parole de Vincènt avant qu’il n’ait pu terminer sa question. Reconnaissant l’humeur maussade qui la prenait dès qu’elle se sentait mal, il n’insista pas.

Le  Haut-Élémancien de cérémonie finit par se pencher en arrière pour échanger quelques mots avec quelqu’un aux pieds de l’estrade, hors de portée de la vue de Claìre. Il y eut du mouvement dans la foule : un tout jeune messager, qui portait l’uniforme des commis de l’Institut, se fraya tant bien que mal un chemin vers le hall principal. Il revint une demi-heure plus tard, mais il était seul. Il grimpa sur l’estrade, la traversa en courant et s’inclina devant Constànt avant de lui chuchoter quelques mots. Le visage du  Haut-Élémancien se ferma alors que le commis descendait de l’estrade aussi vite que ses jambes le lui permettaient pour se soustraire à l’attention générale.

Constànt se leva lentement. Claìre, qui avait l’impression de cuire dans sa propre robe, n’osait imaginer à quel point il devait avoir chaud sous ses couches de vêtements.

— Mes chers collègues élémanciens, dit-il d’un air affable en écartant les bras.

Il n’eut pas besoin de hausser la voix : l’énergie qu’il dégageait suffit à imposer le silence. Même Évàngéline Ière arrêta de s’éventer pour l’écouter. Elle se redressa sur son siège et un sourire commença à se dessiner sur son visage.

— J’aurais aimé que nous soyons réunis en de moins graves circonstances, mais au moins affrontons-nous ce qui va arriver tous ensemble.

Il laissa un silence planner et n’eut pas besoin de le montrer pour que tous les regards se portent un instant sur le fauteuil vide du Recteur.

— L’exécution qui nous attend ce soir met un terme à une traque qui aura duré près de vingt ans. Une traque brillamment menée par Sa Grâce en son temps, puis reprise par Son Altesse Impériale.

L’empereur haussa les épaules et sa mère redressa fièrement les siennes.

— Une traque dont l’issue revêt une importance particulière pour nous tous.

Constànt fit un geste vers l’autre extrémité de l’estrade, dans la direction du bourreau :

— Veuillez amener la prisonnière.

Si le bourreau resta à sa place, quatre gardes impériaux passèrent devant lui en montant sur la structure. Leurs armures dorées et ouvragées, que Claìre avait toujours trouvées trop ostentatoires, renvoyaient les derniers rayons du couchant, si bien qu’elle eut du mal à distinguer la fameuse criminelle. Ils la poussèrent en avant et l’encadrèrent avec attention, une main sur la garde de leurs épées, à bonne distance du Haut-Élémancien, de l’empereur et de sa mère.

La criminelle n’avait pas l’air dangereux. C’était une femme d’une quarantaine d’années, peut-être plus, dont les cheveux bruns, rendus sales et hirsutes par l’enfermement, étaient courts et ternes. Sa silhouette était maigre et ses joues creuses, mais il était visible qu’elle avait été musclée avant sa capture. Elle portait une robe de tissu grossier d’une couleur grisâtre, déchirée à l’épaule et qui laissait voir ses bras et ses jambes pâles et nus. Ils portaient des traces de coups et de plaies, mais aussi de cicatrices plus anciennes, et elle boitait lorsqu’elle marchait.

— Bon sang… souffla Albàne. Regardez ses bras… Et regardez… tout son corps…

Un murmure de stupéfaction parcourut la foule et Claìre comprit pourquoi on les avait tous rassemblés là. La peau de la criminelle était parcourue d’arabesques noires qui couraient sur ses bras, ses jambes et même son cou. Les marques remontaient jusque sur sa mâchoire, ses tempes et son front ; elles s’entortillaient sur sa peau et semblaient n’avoir ni début ni fin. C’étaient des marques de spirimancienne.

— Je croyais que les spirimanciens avaient tous été tués lors de la colonisation, dit Jeàn en fronçant les sourcils.

C’était ce qu’on leur avait toujours dit lors de leurs études. La spirimancie était une hérésie, mais les spirimanciens avaient été éradiqués de la surface de Feranth par l’empire lors de la dernière colonisation des Terres Sauvages.

Constànt eut un hochement de tête appréciateur devant la réaction de la foule, dont les premiers rangs avaient reculé de quelques pas. Claìre jeta un regard à Vincènt, qui ne partageait pas la surprise générale. Il haussa les épaules :

— Si on est là, en face d’une potence, c’est forcément pour un spirimancien. Ne me dis pas que tu ne t’y attendais pas ? C’est pas comme si on allait exécuter l’un des nôtres.

Claìre eut un sourire, qui tenait davantage du rictus étant donné les circonstances. Par réflexe plus que par doute, son regard chercha le poignet gauche de la spirimancienne. Et son sang se glaça dans ses veines.

— Cette spirimancienne n’est pas n’importe qui, reprit le Haut-Élémancien de cérémonie. C’est la raison pour laquelle vous avez tous été rassemblés ici.

Mais d’autres avaient eu le même réflexe que Claìre et la foule s’agitait de nouveau, plus nerveuse encore. Elle n’écoutait déjà plus le discours de Constànt car tous les yeux avaient vu le cuir qui enserrait le poignet de la spirimancienne, rouge et visible malgré les chaînes qui encombraient ses membres. Le signe était distinctif, instauré depuis le Traité des Arcanes, il ne permettait aucun doute possible. La prisonnière était une pyromancienne.

Le propre barcelet de Claìre pesa soudain à son poignet. Cette fois, Constànt fut forcé de hausser la voix pour ramener le silence. Bouche bée, Albàne s’était détachée de Jeàn et observait la prisonnière avec une attention mêlée de crainte.

— Une élémancienne spirimancienne ? Une… spiri-élémancienne ? fit Laurà. C’est possible, ça ?

Vincènt lui fit signe de se taire. Ils n’avaient pas entendu le nom de la prisonnière, énoncé par Constànt, mais il ne devait pas être connu puisque personne ne réagit.

— Corrompue par l’hérésie des Terres Sauvages, cette créature vivait parmi nous, en ville, à Vandrenèj ! Il est désormais temps de mettre un terme à son existence sacrilège.

À ces mots, le bourreau, qui était resté si immobile que Claìre avait oublié sa présence sur l’estrade, se mit en mouvement. En quelques pas, il fut près de la prisonnière et passa la corde autour de son cou couvert de marques. Les gardes impériaux reculèrent.

— Nulle prière ne sera prononcée pour qui viole les terres des Esprits, déclara Constànt.

Dans l’assemblée, plusieurs personnes marquèrent leur approbation d’un hochement de tête. La prisonnière releva soudain les yeux et parcourut la foule du regard. Claìre fut estomaquée par le calme qu’elle affichait, mais surtout par la force qui étincelait dans ses yeux verts brillants de vie. Elle releva le menton et pendant une fraction de seconde, si brève qu’elle crut avoir rêvé, Claìre eut l’impression que la spiri-élémancienne la fixait.

Mais le Haut-Élémancien fit un signe de tête. Le bourreau s’avança et actionna la manivelle ; la trappe s’ouvrit et la prisonnière tomba. Son corps tressauta un instant dans les airs et ce fut fini.

Confortablement assise dans son fauteuil, Évàngéline Ière ne cherchait pas à cacher son sourire.

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Edouard PArle
Posté le 08/02/2023
Coucou Thérèse !
Sympa cette réécriture, beaucoup de très bonnes choses.
Je commence par les petits détails qui m'ont un peu gêné. Je trouve que sur la forme y a pas mal de phrases qui mériteraient d'être raccourcies / simplifiées. J'en avais relevé quelques unes malheureusement j'ai dû éteindre mon PC et je les ai perdues, désolé^^
Les amis de Claire sont encore assez flous après ce premier chapitre pour un nouveau lecteur je pense. (bon j'ai déjà lu ta première version donc je suis biaisé, faudra que tu aies d'autres retours) Ils arrivent à peu près tous au même moment et sont pas plus présentés que ça. C'est pas très gênant mais il y a quelques dialogues un peu difficiles à visualiser. De manière générale, il y a vraiment beaucoup de personnages pour un premier chapitre. Peut-être que ce serait plus progressif d'avoir d'abord Claire qui assiste à l'exécution puis une scène avec ses amis en 2e scène ?
Sinon, ce que j'ai trouvé mieux dans cette version-ci, c'est l'introduction de Claire, je trouve que le personnage est posé bien plus clairement. On sait ce qu'elle fait, qui elle est sans que tu en fasses trop non plus. C'est efficace et intéressant. Je trouvais que Claire manquait un peu de relief dans la 1ère version donc je suis content de voir que tu as retravaillé ce personnage.
Autre point cool, la scène de l'exécution est très bonne pour lancer l'histoire, poser des questions au lecteur, montrer sans en dévoiler trop sur l'univers de ton histoire, son passé. Très bien aussi de montrer directe les personnages d'Evangeline et de l'Empereur.
Une petite remarque dont je me souviens :
"Confortablement assise dans son fauteuil, Évàngéline Ière ne cherchait pas à cacher son sourire." La chute est super cool mais comme tu as déjà précisé qu'elle souriait un peu plus tôt, je trouve que ça perd en poids. Peut-être l'enlever pour rendre la chute plus percutante ?
Un plaisir,
A bientôt !
Thérèse
Posté le 01/05/2023
Hello et merci pour ton retour !
C'est sûr que le chapitre demandera encore de travail, ce n'est pas une version définitive, mais contente de voir que les premiers changements fonctionnent !
A bientôt !
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