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Par tiyphe
Notes de l’auteur : MAJ faite le 12/06/2020 - Bonne (re) lecture :D

 

Lucas

Deux ans après la Grande Bataille

En ce début d’après-midi du 27 septembre 2019, Lucas accueillait son énième Occupant dans la Salle des Doléances. Un petit homme potelé se manifesta devant l’estrade reconstruite avec du marbre en l’honneur de Jeanne. La pièce avait entièrement été refaite avec de magnifiques boiseries sur les murs dans des tons rosés et gris en harmonie avec le sol de granit. Elles représentaient des paysages floraux, des forêts denses ou encore des champs de tournesols, le tout selon les différentes saisons qui n’existaient pas ici, à l’instar des jours longs ou courts.

La salle était devenue un grand amphithéâtre pouvant accueillir près d’un dixième de la population. Les demandeurs attendaient leur tour sur des sièges confortables faits de cuir brun placés en rangées. Ils avaient alors la possibilité d’entendre chaque requête grâce à des enceintes et de lever un drapeau s’ils avaient le même besoin que le réclamant pour plus d’efficacité et de rapidité. C’était l’une des améliorations qui avaient été apportées au fonctionnement des doléances et Lucas était en train de mettre en place un système informatique afin d’automatiser les demandes les plus basiques, trouvant cette méthode encore beaucoup trop lente et inexacte.

Cela faisait maintenant un peu plus de deux ans que la Grande Bataille avait eu lieu ; un peu plus de deux ans que Jacques avait été vaincu ; un peu plus de deux ans que la Créatrice aux cheveux noirs et au regard d’acier avait disparu derrière la Porte d’Argent. Personne ne connaissait les raisons de ce départ. Certains avaient évoqué la folie, ne supportant plus les responsabilités de l’Entre-Deux, Jeanne s’était enfuie. D’autres parlaient du Bien et d’une punition. Quant à Lucas, il soupçonnait Louise et Naïra d’en savoir davantage que ce qu’elles disaient.

— Ô grand Sauveur, fit une voix rocailleuse. Je…

— Arrêtez de m’appeler le Sauveur, l’interrompit le concerné. Mon nom est Lucas, c’est tout. Je n’ai rien sauvé… murmura-t-il, plus pour lui-même.

— Pardonnez-moi, votre… Lucas…

Le petit homme semblait à présent gêné devant le microphone qui lui permettait d’être entendu de toute l’assemblée. Le grand blond sur l’estrade ne s’en soucia pas une seconde de plus et décida qu’il avait passé assez de temps dans la Salle des Doléances pour la journée. Il se leva en s’ébrouant les ailes derrière ses larges épaules. Aussi sombres que celles d’un corbeau, elles sortaient de son simple tee-shirt couleur céruléen qu’il s’était lui-même confectionné. S’habiller était devenu compliqué depuis qu’il possédait ces nouveaux membres, mais Lucas débordait d’imagination.

Le Créateur au visage ovale donna les rênes au Grand Occupant qui l’accompagnait et en prévint une autre par télépathie. Il devait à présent se rendre à la Récupération afin de matérialiser les nombreuses demandes qu’il venait de recevoir. Mais tel un adolescent désintéressé de ses cours, il rechigna à la tâche en séchant ses obligations et en se dirigeant vers son repère.

Pour Lucas, tout était devenu lassant et répétitif ces deux dernières années. Il avait vécu bien plus d’aventures et d’expériences lors de ses premiers mois dans l’Entre-Deux, ou même dans sa vie d’avant. À présent, il faisait un métier qu’il n’avait pas choisi et qui ne lui plaisait pas. Les études lui manquaient presque, tout comme ses amis sur Terre. Le pire résidait dans le vide qu’il éprouvait quant à l’absence de Tom et de sa famille. Le jeune homme de 22 ans en apparence se sentait particulièrement seul dans cette immensité pâle et l’excitation du pouvoir s’amenuisait de jour en jour.

Ce mode de vie après la mort ne lui convenait absolument pas. Le garçon ne s’estimait pas toujours apte à être le serviteur de ce monde. Il préférait se réfugier dans la Salle de Création et faire des recherches sur ces capacités qui lui avaient été confiées, persuadé qu’il lui était encore possible de retrouver et ramener Tom.

De plus, il répugnait à être nommé le Sauveur. Il ne l’avait pas décidé et ne s’en sentait pas digne. Il n’avait pas réussi à sauver Tom ou Sibylle, ni même Mia, Irinushka et les nombreux Occupants envoyés en Enfer. L’image qu’on lui donnait lui pesait bien plus que ses imposantes ailes. Lucas n’avait jamais éprouvé de telles émotions de son vivant. Il se sentait vulnérable et entravé, isolé de ses libertés.

Mais il n’était pas le seul à être aussi déboussolé. Tout en déambulant dans le hall du château, il pensa à Louise. Complètement perdue sans Jeanne, la jeune femme s’était renfermée sur elle-même. Elle avait arrêté de lui parler de ce qu’elle ressentait, de lui faire confiance et s’était comme ternie, fanée. Les deux amants ne l’étaient restés alors que quelques mois, Lucas ne supportant pas la froideur de son amie. Leur relation s’était vite détériorée jusqu’à s’éteindre, comme revenue au point de départ.

Au fond de lui, le garçon bouillonnait, ressentant de l’injustice face à la situation. Cependant, il préférait laisser du temps à la Princesse comme elle le lui avait finalement demandé. Il avait cru comprendre que la phase de deuil était bien plus longue après avoir passé plusieurs siècles avec la personne. Ou était-ce une punition de l’Entre-Deux ?

Juste après le départ de Jeanne, Louise avait fait reconstruire son palais quasiment à l’identique, comme si de rien n’était. Elle avait engagé dix nouveaux conseillers qui se réunissaient toujours dans la Grande Salle et se chargeaient des demandes et plaintes des Occupants, comme si rien n’avait changé. Pendant ce temps, les Créateurs matérialisaient toute sorte de meubles, de planches, de parpaings pour la population, comme si tout était encore comme avant.

Ce jour-là, il essaya de dénicher Louise dans le château. Il ne l’avait pas vue depuis plusieurs jours et cela l’inquiétait presque. Malgré l’éloignement de la jeune femme, Lucas continuait de se sentir concerné par son amie. Peu importait si cela arriverait ou non, si elle éprouvait de nouveau le besoin de se confier à lui, il serait présent.

Les pensées remplies des mêmes préoccupations que les 852 derniers jours, l’homme aux cheveux blond cendré monta le grand escalier, toujours situé au centre du château. La seule différence était l’immense tableau qui s’y trouvait. Lucas s’arrêta un instant au pied de la toile. À la place de Louise et son ancien amour, la Créatrice avait imaginé son amie avec ses plus beaux souvenirs.

Jeanne se tenait droite, les mains croisées devant elle dans une position très sérieuse et sereine. Elle portait sa longue robe d’un bordeaux sombre au col blanc relevé comme le jour où elle avait accueilli Tom et Lucas. Elle paraissait épanouie, ses cheveux étaient retenus strictement en arrière, mais quelques mèches lui tombaient sur le visage.

— Es-tu heureuse là où tu es maintenant ? questionna le jeune homme à voix haute en caressant machinalement les plumes basses de ses ailes.

Le fin sourire peint semblait lui répondre que oui. Il se remémora le rire bruyant et communicatif de la femme et un rictus triste s’installa sur ses propres lèvres. Il prit conscience qu’il aurait aimé la connaître, apprendre de sa sagesse et de sa bonté, afin d’être à la hauteur avec Louise.

— Que fais-tu là ?

Lucas se retourna, il avait reconnu la voix douce et sèche à la fois. Elle se tenait devant lui, en haut des marches. Elle était magnifique dans sa longue robe de satin bleu nuit. Des manches en dentelles descendaient sur ses fins poignets et couvraient élégamment ses frêles épaules. Une ceinture dorée représentant des ronces encerclait sa taille et ses cheveux bruns étaient relevés en tresses complexes décorées de feuilles d’or.

— Louise, commença le garçon, déconcentré. Tu… Euh… Je te cherchais, finit-il par dire sans bégayer.

— Que me veux-tu ? J’ai à faire, répondit-elle, d’un ton dénué d’émotion.

Ces paroles attristèrent Lucas qui préféra détourner les yeux pour cacher son amertume. La Créatrice emprunta l’escalier pour se retrouver quelques marches au-dessus de lui, insensible à son changement de comportement. Le regard bienveillant de Jeanne semblait se poser sur elle. Alors qu’il hésitait, Louise ne lui laissa pas plus de temps et le dépassa, sans se retourner.

— Louise, s’indigna le jeune homme. Où étais-tu ces derniers jours ? Pourquoi m’évites-tu ? Les Grands Occupants disent que tu ne vas plus aux réunions.

Il lui courut après pour obtenir des réponses. Sans s’arrêter, l’intéressée releva la tête droite devant elle.

— Je n’ai pas de temps pour toi. Je dois gérer certaines choses qui ne te concernent pas, annonça-t-elle, laissant Lucas encore plus perplexe.

— Attends, je suis censé diriger avec toi. Je ne peux pas le faire si tu me gardes dans le flou comme ça, répliqua-t-il.

Ces dernières paroles eurent pour effet de stopper net la jeune femme dans sa marche rapide. Elle se tourna enfin vers son interlocuteur qui ne savait à présent plus où se mettre. Louise semblait jeter des éclairs avec ses yeux émeraude. Les poils se hérissèrent sur les bras de Lucas alors qu’il sentait l’air se charger d’électricité.

— Tu n’es en rien un dirigeant, Lucas Sparnas, gronda-t-elle. Tu remplaces Jeanne jusqu’à son retour, car tu es le seul à avoir le pouvoir de la Création à l’exception de moi. De plus, ajouta-t-elle en reprenant sa route, tu es le Sauveur, les Occupants aiment te voir en vitrine, c’est tout.

La Princesse abandonna le jeune homme qui, cette fois, ne la suivit pas. Complètement désemparé, Lucas mit un certain temps à retrouver son souffle et à se mouvoir de nouveau. Il observa le fin tissu bleu sombre glisser sur le sol jusqu’à disparaître. Quelle mouche avait bien pu la piquer ? Même si elle se sentait mal, Lucas n’était pas un défouloir.

Le garçon maudit son amie d’être désagréable et s’élança dans l’autre direction, vers le grand escalier. Il gravit les marches trois par trois et se rendit jusqu’à la Salle de Création où il pourrait se réfugier sans être dérangé. Dans cette pièce, il pouvait laisser libre cours à son imagination et oublier tout le reste.

Il ne considéra aucune de ses réalisations composées de gadgets et de technologies invraisemblables améliorant le confort des Occupants ou leur permettant juste de s’amuser. Certains objets n’étaient que pour sa consommation personnelle, des appareils dont même Louise n’en avait pas la connaissance. Tout du moins, pas encore, se consola le garçon.

Lucas se dirigea vers une grosse bulle couleur bleu ciel de la taille d’une roue de voiture. Elle ressemblait à une impressionnante bulle de savon et semblait en avoir la texture, mais pas la teinte. Comme à son habitude, le jeune homme amorça un mouvement pour s’asseoir dessus. Au même moment, l’objet inventé s’éleva dans les airs et le rattrapa. Il prit doucement la forme des fesses et du dos de son occupant, en considérant ses ailes, afin de former une assise aussi confortable que pratique pour se déplacer au-dessus du bazar qui régnait dans cette pièce.

C’est alors qu’un petit robot volant vint jusqu’à Lucas. Un bras en acier sortait de son corps ovale et portait une boîte en carton qu’il amenait à son propriétaire.

— Merci, Plik, fit le jeune homme en attrapant ce que lui tendait son compagnon de métal.

Le garçon avait créé cet appareil en espérant avoir une chose à qui parler, mais l’intelligence artificielle dont il l’avait doté n’était pas très performante. Plik communiquait avec lui, mais n’avait pas sa propre conscience lui permettant d’avoir une conversation. De la forme d’un ballon de rugby, le robot avait la possibilité de flotter et de répondre aux exigences de son Créateur que ce dernier donnait à travers une oreillette plus efficace que celles faites pour la Grande Bataille.

Le jeune homme observa le bras métallique retourner dans la coquille d’acier qui se lissa, ne laissant transparaître aucune fissure là où un trou était apparu pour le rangement. Puis il se concentra sur la boîte carrée. Il l’ouvrit et ses yeux pétillèrent un instant. Même si manger n’était pas un besoin, Lucas ne pouvait se résoudre à ne pas se faire plaisir de temps en temps. Il attrapa une part de pizza et la dévora.

Il s’était ardemment entraîné pendant ses pauses, seuls moments qu’il se gardait pour lui. Il avait alors découvert ses propres limites. Le Créateur ne pouvait aller au-delà de son imagination liée à ses connaissances. Envisager les formes, les textures et les couleurs était devenu un jeu d’enfant. La difficulté résidait dans la ou les fonctionnalités de l’objet qui demandait une concentration plus importante et des habitudes d’exercice acquises au fur et à mesure.

Perdu dans ses pensées de nouveau dirigées vers une Louise plus que distante ces derniers temps, il fut surpris lorsqu’une voix l’interpella :

Lucas ?

L’intéressé fit tomber le carton vide, de stupeur. L’instant suivant, le robot ovale se jetait dessus. Son corps entier s’ouvrit alors qu’il avalait le déchet et le détruisait de ses puissantes mâchoires pour finalement le brûler dans son ventre. Il reprit sa forme de ballon en se dandinant joyeusement et en expulsant une fumée noirâtre devant son propriétaire, semblant être heureux d’avoir effectué une tâche pour laquelle il avait été créé. Le garçon ne remarqua pas les odeurs de carton et de reste de pizza calcinés qu’il avait l’habitude d’apprécier.

— C’est toi qui as parlé, Plik ? demanda-t-il plutôt, à la fois euphorique et anxieux.

Pour seule réponse, le concerné papillonna vers un coin de la pièce où il entreprit le rangement des débris d’une porte de téléportation qui ne fonctionnait pas.

Lucas ? M’entends-tu ? reprit la voix.

Il n’était pas fou, quelqu’un lui parlait. Cela ne provenait ni de Plik ni de son oreillette. C’était comme si le son venait de ses entrailles. Instinctivement, le Créateur regarda son ventre.

Ça fait bien deux ans que j’essaie de communiquer avec toi ! gronda la personne qui semblait être à l’intérieur de lui.

— Je… je…, bafouilla Lucas. Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?

Ah, enfin, fit la voix, soulagée. Je suis Conan, ton ancêtre, répondit celui-ci, mystérieusement. Je suis dans ta tête, dans ton cœur, dans ton corps.

***

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