Lundi
18 h 05
— Pas de réponse. C’est bizarre…
Sur le quai, Séraphin fixe l’écran de son téléphone. L’inquiétude se lit sur son visage. Son index fait défiler toutes ses applis et toutes ses conversations. Sophie le regarde faire. Un soufflement de nez à peine moqueur lui échappe.
— Qu’est-ce qui se passe, Séraph’ ? Je connais cette tête-là. Élise, ta chérie, te snobe ? Elle n’a pas répondu à tes… Combien de messages lui as-tu envoyés aujourd’hui ? quinze ? vingt ? trente ? Attention, parce qu’au-delà de trente messages par jour, ça devient du harcèlement !
Séraphin exprime son exaspération.
— Je ne l’ai pas harcelée de messages ! Je me fais du souci, c’est tout. On ne l’a pas vue en cours ce matin ni cet après-midi. D’ordinaire, elle m’aurait prévenu…
Le quai se remplit très vite. À cette heure-ci, tout le monde veut monter dans le métro pour regagner son petit chez-soi.
— Peuh ! crache Sophie. Parce que c’est dans ses habitudes maintenant de te prévenir ? Mon œil ! Pourquoi prendrait-elle cette peine ? T’es son petit toutou, elle sait qu’elle peut te mettre en stand-by autant qu’elle le souhaite… Elle n’a pas besoin de t’avertir de quoi que ce soit ! Quoi qu’il arrive, elle va te retrouver là, à l’attendre en remuant la queue.
Séraphin jette un œil autour d’eux. Il y a pas mal d’étudiants de leur promo qui empruntent la même ligne de métro, et il a peur…
— … qu’on nous entende ? T’inquiète pas pour ça, Séraphin. Toute la promo sait que tu cours après Élise alors que tu es friendzoné depuis le lycée.
Une vague de petits rires sous cape traverse la station. À moins que Séraphin ne soit parano.
— Tu sais ce que je pense, Séraphin ?
Séraphin a envie de dire « oui, je sais très bien ce que tu penses », mais il sait pertinemment que ça ne la fera pas taire. Peu importe qu’on puisse les entendre, peu importe que la station soit blindée de monde, peu importe qu’il se tape la honte, Sophie n’en a rien à faire de tout ça ; quand il faut que ça sorte, il faut que ça sorte !
— Je pense qu’elle se fout bien de ta gueule de là où elle est, ta chère Élise. Regardons un peu sa story sur Insta ! Alors…
Sophie déverrouille son téléphone et ouvre l’application. Le profil d’Élise apparaît.
— Qu’a-t-elle donc bien pu faire ce week-end ? s’interroge Sophie.
Elle jette un regard espiègle à l’adresse de son colocataire qui lève les yeux au ciel. Il n’a pas besoin de regarder cette story, lui. Il l’a déjà vue. Il l’a sûrement visionnée plusieurs fois, même ! Sophie le sait. Et Séraphin sait qu’elle le sait. Elle le bouscule un petit peu pour se caler contre lui et afficher ostensiblement la fameuse story sous ses yeux.
— Oh, dis donc ! s’exclame Sophie. Week-end à Zuydcoote ! Plein de photos d’Élise à la mer avec son copain. Et elle nous montre son nouveau maillot, ouuuuuh… ! C’est très chaud !
Séraphin ne se sent pas mal à l’aise du tout. Du tout !
Sophie continue :
— Mazette ! Ce trikini rouge… Mate-moi ce jeu de lacets croisés dans son dos et sur son ventre. C’est super sexy. Oh allez, Séraphin, regarde !
Séraphin finit par baisser les yeux sur l’écran que Sophie agite sous son nez. Il l’a déjà vue cette photo…
— Je me doute bien que tu l’as déjà vue ! Tu regardes toutes ses stories dès qu’elle les publie ! C’est bien la seule actualité pour laquelle tu te tiennes au courant…
Sophie regarde les photos suivantes. Sur le petit écran, Élise défile de manière saccadée dans différentes poses et différentes tenues… Sophie se demande qui à part cette intrigante emporte toute une garde-robe pour un simple week-end.
— Remarque… ajoute-t-elle, je te comprends. Y a des filles qui tueraient pour avoir son physique. Littéralement. Genre, elle est à la fois svelte et sculptée. Elle a des seins très gros mais ultra-fermes. Un ventre plat. Des fesses rebondies juste ce qu’il faut. Et puis, je passe sur tout le reste… Ses cheveux bouclés, ses belles jambes, son petit nez parfait… Là, je m’avoue vaincue ; elle a tout pour plaire, ta princesse !
Séraphin acquiesce en silence. Pendant un instant, Sophie se trouve elle-même hypnotisée par les charmes d’Élise. C’est qu’elle a vraiment une plastique hors du commun. Son index reste scotché à l’écran pour figer la story. Il y aurait de quoi la jalouser !
Ou devenir lesbienne.
Sortie de sa contemplation, Sophie donne un coup de coude à son colocataire préféré.
— Sacrée paire de meules, hein ! Tu vois, moi non plus, je n’en perds pas une miette !
— Sophie, ça va… arrête…
Sophie range son téléphone dans son sac. Une rame s’arrête sur le quai. Le crissement des freins émet un son si aigu qu’il vous débouche les oreilles. Des files d’étudiants impatients se forment. Les portes du métro s’ouvrent.
— À mon avis, conclut Sophie, elle a eu la flemme de venir et elle a prolongé son escapade en amoureux d’une journée. C’est pas les week-ends de trois jours qui manquent en mai… et pour certains ça devient vite une habitude !
Avançant à la suite des autres, Séraphin hausse les épaules. À son avis à lui, Sophie a une bien mauvaise image d’Élise.
« I’m not bad. I’m just drawn that way… » Séraphin imagine que si elle était là pour se défendre, c’est ce qu’Élise rétorquerait. Peu importe qu’elle n’ait jamais vu le film ! Les fantasmes ne s’embarrassent pas de ces menus détails.
— Tu parles d’elle comme si c’était un monstre, mais Élise n’est clairement pas la fille que tu penses ! Je te dis juste ça, lui assène Séraphin.
Le métro avance à son rythme en suivant fidèlement le trajet de la ligne 2. Les stations défilent. Les deux étudiants sont plongés dans ce microcosme si terrifiant il y a trois ans et si ordinaire aujourd’hui. Entre les mecs sans gêne qui s’étalent, les filles qui prennent deux places avec leur sac, les gens qui vous regardent de travers, ceux qui crient, ceux qui écoutent leur musique avec le volume à fond, ceux qui font la manche, ceux qui vous font les poches… Les deux étudiants n’en menaient pas large quand ils ont dû s’installer à Lille. C’était une sacrée expérience !
— J’essaie juste d’être ton amie, Séraphin.
Agrippée à une barre pour garder l’équilibre, Sophie essaie de ne pas penser au nombre de mains qui se sont posées là avant la sienne. Ni à ce que lesdites mains ont pu toucher de répugnant avant de se coller à ladite barre.
— Cette fille te vampirise et tu ne t’en rends même pas compte. Tu es tellement entiché d’elle ! Elle profite de toi, c’est ça le souci…
Séraphin proteste, il assure que non. Il lui rend quelques services, d’accord, mais c’est parce que lui en a envie. Élise ne l’a jamais forcé à…
— Mais elle n’a pas besoin de te forcer ! Tu suis tous ses caprices sans qu’elle ait quoi que ce soit à te demander.
— Je te trouve injuste, Sophie. À toi aussi, je te rends des services.
Wazemmes. Un grand barbu peu sûr de démarche monte dans le train. Ça doit faire au moins quinze jours qu’il n’a pas pris de douche. La chaleur ambiante ne fait rien pour arranger l’odeur pestilentielle qu’il diffuse. Sophie cherche un mouchoir à se mettre discrètement sur le nez. Elle regrette le temps où elle avait toujours un masque de rechange dans son sac. Ces relents de frigo moisi agressent ses narines. Et ce teint blafard… À coup sûr, il y a une nouvelle forme de vie qui se développe dans cette barbe !
— Vraiment ? répond-elle à Séraphin.
« Ces mouchoirs parfumés à l’eucalyptus me sauvent la vie… » pense-t-elle dans le même temps.
— Tu me rends des services ? Oui, Séraphin, on est coloc’ ! La différence c’est que, moi, je te renvoie régulièrement l’ascenseur. Chaque fois que je le peux, en tout cas. Princesse Élise… elle fait quoi pour toi ? Tu te plies constamment en quatre pour elle. Alors ? Elle te rend quoi en retour ? À part du mépris…
Séraphin est vexé. Il rappelle à sa colocataire qu’il n’est pas du genre à donner dans l’attente de recevoir.
— C’est très noble de ta part, mon bon Séraphin. Tu es un modèle pour nous tous ! lui dit-elle sur un ton légèrement sarcastique. Mais donner sans rien attendre en retour, ça va bien cinq minutes ! Attends… Faisons un résumé de la situation. Élise, tu lui gardes sa place tous les matins, tu lui files toutes tes notes, elle te taxe des feuilles, de l’encre, des stylos, ton chargeur d’iPhone… Si elle le pouvait, elle te taxerait des tampons ! Tu lui payes des cafés. À pratiquement toutes les pauses. Tu l’invites à déjeuner. Moi, non. Apparemment, je pue… soit dit en passant. Il faut me le dire, hein !? Si c’est ça… Bref ! Je reprends : elle te fait venir en soirée uniquement quand elle a besoin de quelqu’un pour la raccompagner… Pour ça, pareil, je dois puer du cul, je crois. Même si c’est vrai, je ne sors pas autant que princesse Élise ! Tu lui payes le taxi quand elle est en galère. Uber Eats. Les sushis. Le cinéma. Les tacos trois viandes… Et elle a carrément un prêt à la banque Séraphin Nguyen ! Tu le vois tout ça ou pas !?
Séraphin proteste :
— Dit comme ça, forcément… tout peut paraître dramatique. Mais elle me rembourse, je te ferai remarquer !
— Ah oui ? Elle te rembourse ?
— Oui. Enfin… elle le fera. Ce n’est pas urgent !
— Tu es un pigeon, Séraphin.
— Mais non ! Tu dramatises tout.
Sophie est exaspérée, mais elle ne veut pas se résigner. À la station Gambetta, le barbu qui sent la mort descend. « Ouf ! » expire Sophie. Il est complètement hagard. Pendant un instant, elle se demande s’il sait où il va. Il faut espérer que toutes les petites bêtes qui vivent dans ses poils suivront le mouvement. Et puis ce regard de dégénéré… Ce crevard fixe les épaules des filles comme s’il allait taper un croc dedans. Qu’il aille baver ailleurs !
— Je ne dramatise rien, Séraphin. Ce sont des faits. Élise a trouvé une bonne pomme et elle n’est pas près de la lâcher ! Dans un sens, elle a raison. Je serais sans doute tentée de faire pareil si j’étais à sa place. Tous les mecs n’en ont qu’après elle. Entre les verres qu’on lui paye, les petits cadeaux qu’on lui fait, les sorties où on l’invite, les week-ends à la mer… Je n’en ai même pas parlé de ça, tiens ! Tous ces cadeaux pharaoniques que tu lui fais à ses anniversaires ! Et à Noël ! Et elle, elle t’offre quoi comme cadeaux ? Elle sait au moins quel jour tombe ton anniversaire ? J’espère quand même que tu ne lui offres rien à la Saint-Valentin…
Séraphin s’apprête à répondre, mais il préfère se taire ; Sophie vient de faire mouche.
— Toi, en revanche, quand c’est l’anniversaire de ta princesse, alors là… Tu fais péter le portefeuille ! Et il y a tout ce que je ne vois pas… Je suis sûre que tu lui fais des petits cadeaux sans que je le sache. Tu lui offres quoi en cachette ? Des bonbons ? Des chocolats ? Des fleurs ? Elle t’emmène chez Sephora et tu lui payes ses petites crèmes et ses petits vernis ?
Séraphin baisse les yeux. Il se concentre sur le vrombissement du métro pour ne pas entendre une voix intérieure lui crier que Sophie a raison. Celle-ci le fixe et tapote frénétiquement la barre verticale du bout des ongles. La couleur s’est écaillée. C’était un joli panel de couleurs, mais… Pas facile de rester dans la course avec ces entraînements quotidiens. Elle aussi aimerait avoir le temps de prendre soin d’elle ! Parfois.
— Je sais que je t’emmerde avec tout ça, mais tu me désespères, Séraphin. Tu attends quoi d’elle ? Franchement ? Pourquoi tu fais le petit toutou avec elle ? Honnêtement, si elle te taillait des pipes, je dis pas, je comprendrais… Au moins ça, quoi ! Que ça vaille le coup ! Mais c’est pas le cas. Regarde-toi ! Tu passes ton week-end à baver sur les stories de ta princesse en trikini, à te pogner tout seul dans ta chambre, et tu t’inquiètes pour elle quand elle sèche les cours, alors que pendant ce temps-là elle se fait soulever par quatre gars. Réveille-toi !
Sophie parle toujours très fort quand elle secoue les puces de son ami. Autour d’eux, tout le monde les regarde. Séraphin ne sait plus où se mettre. Il voit même un petit gars bedonnant enlever ses écouteurs pour ne rien rater de la dispute. Un groupe de lycéennes à quelques mètres d’eux a formé un cercle pour débriefer l’histoire qu’elles viennent d’entendre et échanger leurs meilleurs commentaires. À côté des portes, un Asiat’ musclé portant le T-shirt d’un club de vovinam dévisage Séraphin avec l’air de penser qu’il fait honte à tous leurs frères vietnamiens.
Le métro a le temps de desservir cinq stations avant que Séraphin ne trouve quoi répondre.
— Et si elle était malade ?
Assis dans un coin de la rame, un jeune cadre dynamique en costume cravate tousse bruyamment et s’éponge le front. Il porte une de ces oreillettes inutilement voyantes qui indique « Je suis quelqu’un de sérieux, moi. Vous ne voyez pas que je suis au téléphone avec un client ? ». C’est so 2010, cela dit. Séraphin l’observe un petit moment. Ce monsieur est plutôt mal en point. Il essaie de se concentrer sur sa conversation téléphonique, mais c’est difficile dans son état. Son mouchoir en tissu est imbibé de transpiration, et d’un peu… de sang ? Aussi déroutant que cela puisse paraître, il peut arriver qu’une épidémie de grippe se déclare au printemps. Élise est peut-être au plus mal, elle aussi. Clouée au lit, sans possibilité d’appeler. Trop faible pour envoyer un simple message. C’est peut-être même la pandémie qui repart.
— Comment ?
Sophie vient d’allumer son casque. Sa playlist aléatoire entonne une chanson d’Olivia Ruiz. Séraphin va devoir se répéter.
— Elle doit être malade ! crie-t-il par-dessus la musique.
Sophie souffle du nez et hausse les épaules.
— Ne te fais d’illusions. Elle a prolongé ses petites vacances, point final.
Encore une fois, Séraphin est désarmé. Sa colocataire est dans le vrai, ça ne fait aucun doute. Et il ne sait pas ce qu’il lui fait le plus mal : se laisser mener par le bout du nez comme il le fait ? ou avoir si peu foi en cette princesse si chère à son cœur ?
— Ne fais pas cette tête-là, Séraphin… Tu vas la retrouver demain, ta poupée ! Toute pimpante et toute bronzée. En pleine forme !
En entendant cela, le musclor avec le T-shirt de vovinam lâche un soupir méprisant. Sophie enfonce son casque sur ses oreilles. Elle ne dira plus un mot jusqu’à Rihour.
« Oui, oui, j’ai pris des antibiotiques ! » entend Séraphin dans le coin.
Le jeune cadre dynamique s’est levé et se tient face aux portes de sortie. Gare Lille-Flandres. La rame se vide d’un coup. On s’entasse, on se bouscule, on traîne des pieds, on joue des coudes pour se dépêtrer de cette marée humaine… Une horde de zombis ne serait pas moins disciplinée ! Toujours branché à son oreillette, le cadre est happé par le flot de lobotomisés. Séraphin ne prêtait plus trop attention à lui, mais des bribes de conversation s’agrippent à ses oreilles.
— Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Un genre de grippe ou je ne sais quoi… Écoute ! Si ça ne va pas mieux demain, j’irai chez le médecin.