1.3 La fistule

Lundi

11 h 42

— Excusez-nous, mademoiselle, il y a vraiment beaucoup de monde ce matin.

Malgré les cernes marqués sur son visage juvénile, l’interne s’exprime avec douceur. Tout dans sa physionomie, sa tenue, son ton calme et sa démarche assurée respire la bienveillance. Sa patience a beau être durement mise à l’épreuve, il fait tout pour garder le sourire. Élise tient fermement contre sa plaie les compresses qu’une infirmière lui a données. La blessure est profonde, lui a-t-elle dit.

— C’est juste hallucinant… Vous êtes au moins la cinquième depuis ce matin. Sans compter les deux cas que nous avons reçus hier soir. C’est fou !

Élise soupire, mâchonnant sa rage et son indignation.

— Il y a une folle furieuse en ville qui attaque les gens…

— Ils ne sont pas tous enfermés, vous savez ! Ha ha !

— …

— Hm… pardon. C’est encore trop tôt pour faire de l’humour, je suppose.

— Ah bon ? Vous croyez ?

L’interne s’éclaircit la gorge.

— Excusez-moi. On est tous un peu à cran ce matin, alors… vous savez… dans notre métier, on trouve des dérivatifs là où on peut.

Élise lève les yeux au ciel.

— Je suis votre patiente, moi. Pas votre collègue.

— Oui. Euh… Vous avez raison. Alors… Bon. Vous pouvez ôter les compresses. Je… Je vais m’occuper de vous.

Élise se débarrasse de ses compresses imbibées de sang et de bétadine en soupirant bruyamment. Quelle idée de vouloir plaisanter dans un moment pareil !

— Vous sauriez me dire si c’est normal que ça me brûle autant ?

L’interne fait un bond avec ses flacons d’antiseptique dans les mains.

— L’infirmière vous a bien demandé si vous étiez allergique à la bétadine ?

— Oui, elle l’a fait.

— Ah ! Très bien.

— Ce n’est pas là où il y a du produit. C’est vraiment dans la plaie. Ça chauffe, ça brûle, ça pique… Je ne sais pas comment vous le décrire. J’ai l’impression que ça gonfle et en même temps d’être chauffée à blanc.

— C’est naturel… 

Rassuré, l’interne commence à plier ses compresses, puis à nettoyer la plaie. De l’intérieur vers l’extérieur en faisant de petits escargots, comme les infirmières le lui ont appris.

— C’est sans aucun doute la réaction inflammatoire qui est un peu forte. Vous avez de bons anticorps, c’est bon signe ! Ha ha !

— …

— Euh… L’urgence pour le moment, c’est de nettoyer et de refermer tout ça proprement. Mais, bien sûr, on vous fera une prise de sang avant de vous laisser partir. Je vous prescrirai un traitement antibiotique pour contenir l’infection et, au vu des circonstances, vous aurez droit à un rappel antirabique, un rappel antitétanique, ainsi qu’un traitement prophylactique pour le VIH.

Élise est catastrophée.

— Le VIH ?

Elle n’avait pas pensé à ça. Et l’hépatite C ? Un rappel antirabique !? En plus du sida ou de la rage, elle doit s’attendre à quoi ? Une maladie du sang ? La fièvre jaune ? La dengue ? Le chikungunya ? La dysenterie ? Le scorbut ? La maladie de Lyme ? La variole du singe ?

— Il n’y a pas lieu de s’affoler. C’est une simple précaution. Le protocole habituel.

— Pas lieu de s’affoler ? Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?

L’interne déglutit.

— Eh bien… À vrai dire, le VIH se transmet rarement de cette façon. C’est quasiment impossible que… 

— Quasiment ?

— Impossible !

Élise fixe intensément le jeune médecin. Celui-ci se réfugie dans ses compresses.

— Idem pour les autres maladies que vous citez. Vraiment, vous n’avez pas à vous inquiéter. Je suis sûr que tout ira bien. Simplement, ce sont des traitements obligatoires dans le cadre d’une agression de ce genre. Vous avez sûrement eu affaire à une malade psychotique en pleine décompensation. Heureusement, on n’en croise pas tous les jours.

— Et il a fallu que ça tombe sur ma pomme… souffle Élise en réarrangeant sa chevelure.

L’interne ne sait que répondre. Quel gros bêta ! Élise l’imagine en train de se traiter de tous les noms. Il doit se détester d’avoir voulu minimiser son état. Et pour quoi faire ? Pour la rassurer ? Pour faire le cador devant elle ? Oh ! Elle connaît bien cette attitude ; ce ton mielleux, ces explications évasives, cette façon de se donner de l’importance en la faisant se sentir comme une idiote, ces regards qui manquent de franchise…

« Quand il aura du fil et une aiguille entre les mains, j’espère que ses yeux feront moins d’allers-retours entre ma cicatrice et mes seins… Il serait capable de les coudre avec ! »

Élise s’en veut un peu de rire à sa propre remarque. On trouve des dérivatifs là où le peut… Vraiment !? Un sourire imperceptible éclaire son visage. C’est bien la première fois de la journée ! Le calme de la salle d’examen tranche avec l’agitation dans le service. Élise entend courir dans les couloirs, beaucoup plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Dans cette atmosphère qui fleure bon le désinfectant, elle se laisse bercer par ce brouhaha incessant étouffé par la fine cloison de la salle de soins. L’interne s’affaire consciencieusement à sa tâche… avec beaucoup de rigueur cette fois-ci, bien qu’Élise ressente le besoin de le surveiller étroitement et de remonter son débardeur toutes les deux minutes. Elle prie pour qu’il ait rapidement terminé, quand tout à coup, une infirmière surmenée passe sa tête à la porte, interrompant ce joli moment d’intimité.

— Nathan ! On a besoin de toi en salle d’examen numéro deux ! Finis vite ! C’est la folie, on est débordés !

— Euh… OK ! Ce sera bref. C’est quoi ? Encore une morsure ?

— Je peux pas t’expliquer ici… Boucle vite avec mademoiselle et rejoins-nous dès que possible ! Et je te conseille de mettre un masque et une tenue déperlante sans attendre. Protocole sanitaire renforcé ; on vient de passer en alerte orange !

Sur ces mots, l’infirmière de coordination les quitte et replonge dans ce tourbillon de problèmes à régler, de patients à caser, de médecins à gérer, de lits à trouver, de commandes à passer, de stocks à débloquer, de sous-préfets à engueuler… L’interne accélère la cadence. Élise espère qu’il ne va pas charcuter son épaule non plus. Par l’entrebâillement de la porte mal refermée, une conversation paniquée se faufile jusqu’à ses oreilles. Plusieurs infirmières se plaignent.

— Il n’y a plus de place pour les gens qui arrivent ! On doit garder des lits pour les urgences vitales, mais ça déborde de partout !

— Me dis pas qu’il y a plus de place ! Je viens de faire entrer un patient pour une fistule anale. 

— Annie me dit qu’elle a déjà trois heures d’attente à l’accueil… Ils viennent tous avec une respiration rauque et une fièvre carabinée.

— Et ça recommence !

— C’est pas vrai ! Ah nan, le cauchemar !

— C’est nos congés qui vont encore être sucrés…

— Où est-ce que je le case, moi ? Le pauvre homme, il ne peut pas s’asseoir !

— Les cadres courent partout. Ils sont déjà partis vérifier les commandes de masques et les stocks d’urgence.

— J’ai vu Lesieux et Demeyer entrer dans le bureau de Caron avec les plannings sous le bras…

— Ça pue ça !

— Moi qui devais partir en Croatie ce week-end…

— Eh ben, je crois que c’est râpé !

— Et les morsures ?

— Les morsures, ça continue ! intervient un brancardier de passage. Je vous amène un nouveau candidat !

— On avait bien besoin de ça…

— Et je fais quoi, moi, avec ma fistule ?

— Oh ! Tu nous les brises avec ta fistule ! Fais-le monter en viscérale.

— Sympa l’ambiance…

— Super la semaine qui commence ! Super !

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Richard Darko
Posté le 20/08/2023
ça sent l'épidémie de zombies à plein nez... J'ai vu du Braindead de Peter Jackson dans la description de la plaie... Est-ce une référence? Les dialogues sont enlevés et pertinents pour l'histoire. Vivement la suite!
Rosario_gnd
Posté le 24/08/2023
Coucou,
Merci pour tes commentaires <3
Il y aura beaucoup de références dans la suite, mais pour la description de la plaie, ce n'était pas fait exprès ^^"
J'espère que la suite continuera de te plaire. Bonne lecture !
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