Lundi
7 h 55
Le lundi matin, en général, il n’y a pas foule au cours du professeur Mougenot. Mais comme les examens de fin d’année approchent, ces derniers temps, c’est la cohue. Séraphin et Sophie se glissent entre les groupes qui se forment à l’entrée de l’amphi en quête d’une bonne place. Aux premiers rangs, on se casse le cou pour suivre le cours parce que l’estrade est trop haute. Aux derniers rangs, on est tellement loin qu’on ne voit plus ce qui est affiché au tableau. Donc, il s’agit de trouver un bon compromis entre les deux. Et éviter de s’asseoir trop près des bruyants et des turbulents sinon on n’entend rien. Sophie dit régulièrement qu’il le fait exprès, M. Mougenot… Il parle vite et très bas dans son micro ; si on n’est pas attentif, on ne capte rien à ce qu’il marmonne entre ses dents.
— Je garde une place pour Élise, annonce Séraphin en posant son sac sur le siège vide à sa gauche.
Sophie souffle du nez et lève les yeux au ciel.
— Elle ne devrait pas tarder à arriver, mais c’est bizarre… elle ne m’a pas envoyé de texto, poursuit Séraphin.
— Si, comme nous, elle arrivait à l’heure, tu n’aurais pas besoin de penser à lui garder une place libre… bougonne Sophie. Tu fais trop le toutou avec elle !
C’est au tour de Séraphin de souffler du nez. Sophie n’insiste pas. Elle sait qu’elle n’arrivera pas à lui faire entendre raison. Alors, Sophie se contente de sortir ses affaires et de répartir trieur, stylos Bic et tablette face à elle ; pour les quatre prochaines heures, ce sera son espace vital.
À sa gauche, Séraphin fait de même. Il sait très bien ce que Sophie pense de sa relation avec Élise, et il n’a pas envie d’en parler avec elle. Ils sont colocataires et assistent aux mêmes cours depuis maintenant trois ans. En amour ou en amitié, Séraphin n’a jamais été aussi proche d’une fille. Il n’ose pas se l’admettre, mais Sophie le connaît pratiquement par cœur. Et elle est du genre à ne pas cracher dans ses mains. Plusieurs fois, Séraphin s’est senti blessé parce que sa colocataire a été trop directe avec lui. « Il n’y a qu’une véritable amie pour être aussi franchement cruelle ! » lui répète-t-elle chaque semaine.
— J’ai une question…
Tout en observant tous les autres étudiants déballer leurs affaires, Séraphin cherche ses mots.
— Je t’écoute… lui dit Sophie.
— Pourquoi vous avez tous ces drapeaux bleu et jaune sur vos sacs ou sur vos trousses ? Qu’est-ce que c’est que ce délire ? C’est une nouvelle mode ?
Sophie pousse un long soupir de découragement.
— Mais enfin, Séraphin ! C’est pour soutenir le peuple ukrainien ! Qu’est-ce que tu nous chantes là ? Tu ne vas pas me dire que tu soutiens la politique d’expansion territoriale de cet infâme…
Séraphin sent immédiatement que ça tourne mal pour lui, alors il coupe Sophie dans son élan. La connaissant, il est préférable de ne pas attendre qu’il se fasse défoncer.
— Non, non, rien de tout ça ! se défend-il. Je posais simplement la question.
Silence.
Monsieur Mougenot descend les escaliers de l’amphithéâtre pour rejoindre sa chaire. Sophie ouvre son trieur avec application. Il est surchargé de feuilles volantes… Sépharin se demande toujours comment elle s’y retrouve dans tout ça, mais il ne s’y trompe plus ; derrière cet apparent désordre se cache une étudiante extrêmement pointilleuse. N’ayant pas obtenu de réponse à sa question, le jeune homme réitère :
— Et pourquoi soutenir le peuple ukrainien ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Cette fois-ci, Sophie souffle carrément d’exaspération.
— Tu étais où pendant le week-end ? Tu le fais exprès ou tu n’es vraiment pas au courant ?
Interdit, Séraphin hésite plusieurs secondes avant de lui répondre :
— Tu me connais…
Sophie réalise que oui, elle le connaît.
— C’est la guerre en Ukraine, lui explique-t-elle. Cela fait trois jours que des villes comme Kiev, Odessa ou Marioupol sont sous les bombes.
— Les bombes ? s’étonne Séraphin. Quelles bombes ?
— Les bombes russes, chuchote Sophie. Tu vas nous faire avoir des histoires, toi… poursuit-elle en s’assurant que personne ne les écoute. C’est pas possible, tu le fais exprès ! Comment tu peux ne pas être au courant ?
— J’ai révisé une bonne partie du week-end… se justifie Séraphin.
Sophie le dévisage d’un œil soupçonneux.
— … et le nouveau Dead Matter est sorti la semaine dernière. Je l’ai acheté vendredi soir et j’ai déjà passé 38 heures dessus…
— Combien !? Depuis vendredi soir seulement ? Mais t’es un malade !
Séraphin hausse les épaules. Il sait que ce n’est pas bien, mais l’annonce d’un nouveau multijoueur en ligne bourré de zombis et de nouveaux environnements à découvrir l’avait fait tellement languir ! C’est un jeu qu’il attendait depuis longtemps…
— Bon, admettons… mais tu ne vas jamais sur Twitter ? sur Instagram ? Bon, OK, sur Instagram y a que des culs ; pour s’informer, on a connu mieux… Sur Facebook au moins, alors ? Tout le monde ne parle que de ça !
— Bof ! tu sais, les réseaux et moi…
— Oui, ça, je sais ! peste Sophie en silence. À part stalker ta princesse Élise, tu ne fais pas grand-chose sur les réseaux…
Le conférencier déballe à son tour tout son carton et se met en place. Dans les rangs de l’amphithéâtre, c’est le moment où toutes les conversations atteignent leur paroxysme. Le temps que M. Mougenot réussisse à régler son micro, ça ne laisse que deux ou trois minutes pour mettre un point final à tous les débats en cours.
— C’est faux ! proteste Séraphin. Je ne stalke pas… Je… Je passe vite fait regarder quelques stories, c’est tout !
— Mouais ! Et comme par hasard, les stories d’Élise sont toujours dans le lot, hein ? Bon, on s’en fiche de cette cruche… Le cours ne va pas tarder à commencer, alors je te fais la version courte : La Russie a attaqué l’Ukraine par surprise. Il y a des bombardements, beaucoup de pertes civiles, et déjà un million de réfugiés à la frontière polonaise. On porte ces drapeaux pour afficher notre soutien aux Ukrainiens qui n’y sont pour rien dans ce conflit et qui souffrent le martyre.
Séraphin ne dit rien, tout occupé qu’il est à intégrer l’information. Il trouve ça dramatique évidemment, mais il est surtout vexé de se faire engueuler.
— Tu vis trop dans ta bulle, Séraphin. De temps en temps, il faudrait sortir la tête de tes bouquins et de tes jeux. Tu ferais comment si je n’étais pas là ? Tu es toujours le dernier à tout savoir… Essaie de te tenir au courant ! Dix minutes par jour sur un canal d’info, ça ne ferait pas de mal…
— Bof… C’est rasoir en général. C’est pour ça que je ne regarde pas. Et toi ? Tu étais où ce week-end ? Je ne t’ai pas vue à l’appart’…
Sophie commence à pâlir de colère.
— Comment ça j’étais où ? Tu exagères, je t’avais prévenu pourtant… !
Plusieurs têtes se tournent vers Sophie. Les deux colocataires ne s’étaient pas aperçus que M. Mougenot avait commencé son cours et que le calme s’était installé dans l’amphi.
— Ça a dû m’échapper… chuchote Séraphin. Tu faisais quoi déjà ?
Sophie fait mine de commencer à prendre des notes. Elle est en train de se demander si cela vaut réellement le coup de répondre… Elle le pense si fort qu’on l’entend trois rangs derrière.
— Tu n’as pas remarqué le trophée que j’ai déposé dans l’entrée ?
— Un trophée ? Quel trophée ? Il y en a dans tout l’appart’ des trophées…
— C’est parce que je gagne beaucoup de compétitions, ça !
Sophie est une championne d’aviron. C’est une passion à temps plein. Une bonne partie de ses loisirs se passent soit sur l’eau, soit en salle de musculation.
— J’étais à l’Open de Printemps, à Gravelines. Je t’en ai parlé la semaine dernière, mais t’écoute jamais…
Séraphin ravale sa salive. Sophie a souvent l’air très endurcie… et elle se montre régulièrement très dure pour recadrer son colocataire, mais elle a parfois cette expression vulnérable, ce froncement de sourcils, cette moue boudeuse qui indiquent elle est réellement affectée. Séraphin culpabilise toujours dans ces cas-là.
— Ça m’est sorti de la tête, excuse-moi… Et euh… félicitations !
Silence dans l’amphithéâtre. Le professeur Mougenot tire sa tête des mauvais lundis matin.
— Mon-sieur Séraphin Nguyen et ma-de-moi-selle Sophie Dewaele, si je ne vous dérange pas trop, peut-être puis-je poursuivre mon cours dans le silence ? Si vous avez tant de choses à vous raconter, sortez prendre un café. Personnellement, j’ai beaucoup d’informations à vous communiquer avant les évaluations et j’aimerais terminer à l’heure aujourd’hui… Ma femme a été fiévreuse toute la nuit, et je n’ai pas mon quota de sommeil !
Sophie s’enfonce sous son pupitre, un peu honteuse. Séraphin préfère regarder ailleurs et mâchonner son stylo. Il est presque 8 h 15. Le siège à sa gauche est resté vide.
Le professeur Mougenot s’éclaircit la gorge. Le cours reprend. Sophie note également l’absence de leur camarade.
— Elle est où princesse Élise ? Elle t’a posé un lapin ?
Je viens de lire les trois chapitres que tu as posté et même si j'ai souvent du mal à lire sur un écran, j'ai été plongée tout de suite dans cette histoire. Il y a un très bon rythme qui nous tient en haleine tout du long, avec un cadre spatio temporel facile à comprendre et à imaginer. J'ai hâte de voir la relation entre Elise et Séraphin!
Il y a une petite coquille : "Monsieur Mougenot descend les escaliers de l’amphithéâtre pour rejoindre sa chaire." c'est chaise non?
En tout cas j'ai hâte de découvrire la suite de ton histoire!
Merci beaucoup pour ton commentaire, ça me fait plaisir que le début de cette histoire te plaise :)
C'est bien le mot "chaire" qui est employé ici, qui désigne l'estrade/la tribune depuis laquelle un professeur fait cours. On dit également "avoir une chaire universitaire" pour parler d'un professeur titularisé en tant que maître de conférence.
J'espère que la suite de l'histoire te plaira ! À bientôt <3