Lundi
7 h 35
— Hé ! Jolis nénés… On croquerait bien dedans !
C’est un matin de mai. Élise a 21 ans. Il fait exceptionnellement chaud aujourd’hui. On peut parler de canicule, même. Réveillée en retard, Élise a tout juste pris le temps d’enfiler un débardeur et d’attraper son sac de cours avant de partir. Elle va à la fac, en troisième année de licence. Ses bretelles blanches cisèlent sa peau dorée.
Ce gros porc… peu importe son âge. Élise lui fait un doigt. Elle est dégoûtée par ce qu’elle vient d’entendre. Dans sa tête, l’étudiante se dit que faire ce genre de remarques alors qu’il est à peine 7 h 30 relève de la psychiatrie. Autour d’elle, dans ce bus bondé qu’elle emprunte chaque matin, chacun réagit à son geste si déplacé…
— C’est du propre ! entend-elle à sa droite.
— Faire un doigt d’honneur quand on est une jeune femme, ce n’est pas convenable, chuchote-t-on à sa gauche.
— Quelle vulgarité… s’indigne-t-on sur son passage.
Élise n’en a cure et file se trouver une place dans le fond du bus. Si les gens avaient des choses intéressantes à dire, elle ne porterait pas constamment ses écouteurs.
« Qu’est-ce qu’il a à me mater comme ça, lui ? »
Désabusée, Élise tente de ne pas trop y prêter attention. Elle a l’habitude d’emprunter cette ligne de bus. Ce n’est pas la première fois qu’un type louche la fixe de la sorte. Sauf que ce matin, de mauvais souvenirs refont surface. Quelle horreur… Élise essaie de se concentrer sur autre chose et de chasser ces pensées de son esprit. Dans son sac à main Gucci, son téléphone vibre. Un message de David. Son nouveau mec.
« Ça va, bébé ? T’es déjà partie… »
Élise lève les yeux au ciel.
« Bien sûr que je suis déjà partie ! texte-t-elle. J’ai cours à 8 heures, je te rappelle !
— Mais c’est pas un cours magistral ?
— Si ! Mais c’est pas une raison !
— C’est pas un cours obligatoire. T’aurais pu rester au lit avec moi…
— Non, David ! Je passe ma licence dans quelques semaines. Je sais que c’est un concept difficile à comprendre pour toi, mais il est important pour moi ce diplôme !
— Bah… ! Avec ton physique, tu n’as pas besoin de ça ! »
Dépitée, Élise souffle un grand coup. Il ne va pas faire long feu, celui-ci… L’autre chelou la fixe toujours. Debout au milieu du bus, il se tient difficilement contre une de ces barres verticales pleines de germes. Ses yeux hagards ne quittent pas les seins de l’étudiante.
« C’est souvent très lourd la vie de femme… » soupire-t-elle pour elle-même.
Baissant les yeux sur son téléphone, Élise tape sa réponse. Ses longs ongles font beaucoup de bruit en martelant l’écran.
« C’est bizarre que, toi, tu n’aies pas fait de grandes études alors ! »
Élise verrouille son téléphone et le glisse dans son sac à main. Dans ses écouteurs, The night the lights went out in Georgia annonce le début de sa playlist préférée. La vraie. Celle qu’elle ne partage pas.
« Lui… Il est vraiment chelou chelou par contre. »
Le bus continue son trajet quotidien. Petit Paradis. Pasteur. Les Platanes… Des gens montent. D’autres descendent. Ils se plaignent de la chaleur, racontent leur week-end, parlent très fort, s’inquiètent de la guerre en Ukraine, se demandent comment ils vont tenir jusqu’au soir sous ce soleil de plomb, pestent contre leur batterie qui est déjà à 10 %… Au milieu de ce tumulte, Élise essaie de garder la tête hors de l’eau. Postée près des portes arrière, elle voit passer des visages, des casquettes, le dernier casque Sony avec puce anti-bruit, un chapeau de paille, un étui de guitare ou des aisselles à hauteur de son regard. À Lommelet, un mec tout grand et tout fin, avec d’imposantes lunettes carrées, monte en catastrophe et trébuche immédiatement dans le décolleté d’Élise. Le malheureux glisse dans ce troublant sillon couleur caramel et s’y englue comme une mouche piégée par la mortelle sarracenia.
« C’est vrai que j’ai fait fort aujourd’hui… » ironise l’étudiante.
Un soutien-gorge tout neuf qui s’ajuste parfaitement à sa poitrine, un débardeur très simple de facture qui épouse ses formes, une petite chaîne en argent qui indique où diriger le regard… Il ne leur en faut pas plus !
— Ahem !
Élise fait mine de s’éclaircir la voix et libère ainsi sa pauvre victime de son emprise. Le jeune homme devient rouge pivoine. C’est comme s’il revenait à lui tout à coup… Si Élise lui demandait l’heure, là dans la seconde, il répondrait sûrement un truc stupide du style : « Euh… on est jeudi ? » Ne sachant plus où se mettre, le jeune homme court s’asseoir à l’autre bout du bus. Au passage, son épaule bouscule le type louche qui n’a rien perdu de la scène. Élise entend le grand à lunettes s’excuser, mais l’autre ne répond pas. Enfin, si… mais il se contente de lui grogner dessus.
« Il ferait mieux de le suivre et d’aller se trouver une place assise, lui aussi. Il ne m’a pas lâchée depuis Wambrechies. À tous les coups, il va faire semblant de descendre à la même station que moi… »
Élise essaie autant que possible de rester naturelle en fouillant dans son sac à main.
« Et merde ! Dans ce sac-là, je n’ai pas ma bombe au poivre… »
On lui a déjà joué ce tour plusieurs fois. Les excuses que les mecs sont capables d’inventer ! Ils descendent au même endroit qu’elle, essaient de savoir où elle va, poursuivent leur route dans la même direction… Cela dit, celui-ci n’a pas l’air comme les autres. Il a mis ses sens en alerte, mais d’une manière qui diffère de l’ordinaire. Élise n’arrive pas à se l’expliquer. Pourtant, elle sent qu’il y a quelque chose d’anormal.
On apprend à devenir méfiante et à rester constamment sur le qui-vive ; en revanche, on ne s’y habitue jamais.
« Il regarde tout le temps par ici, mais il a le regard vide… C’est quoi ces yeux vitreux ? Il a fumé ? Ils sont graves, les gens ! La journée n’a pas commencé… »
À Faidherbe, le flot de lycéens et de travailleurs quittant le bus pousse cet individu étrange vers le fond. Bousculé, ballotté, à chaque arrêt, il se décale un peu plus vers Élise. À partir de l’Esplanade, l’étudiante peut sentir l’odeur rance de ce dégoûtant satyre. Plus il s’approche, plus il la dévore des yeux. Il ne prend même pas la peine de faire semblant de regarder ailleurs. À Colpin, une dame un peu forte le pousse malencontreusement en libérant sa place. Le satyre se rattrape sur une barre transversale et se laisse mollement glisser jusqu’au coin où Élise s’est réfugiée, planquée entre les derniers sièges et la porte battante à travers laquelle une nouvelle salve d’usagers s’engouffre.
« Il est bizarre, mais il a l’air complètement à l’ouest. Arrête de t’inquiéter comme ça, Élise. Il ne va rien te faire… »
À République Beaux-Arts, un groupe de collégiennes fait s’écarter le gêneur.
« Il ne pourrait pas les suivre, elles, plutôt ? »
Le trajet paraît interminable, et Élise n’ose plus bouger. Son voyeur est trop proche, la situation est trop claire… Si elle changeait soudainement de place, elle sait très bien quelles réactions cela susciterait. Il y a du monde dans le bus, et elle n’a surtout pas envie d’avoir à gérer un scandale en public.
« Un, deux, trois, quatre arrêts… Bon, tiens le coup, ma grande ! Dans quatre arrêts, tu descends et tu traces direct jusqu’à la fac. »
Un gros baraqué se trimballant un gros carton vient se caser dans le fond du bus. À son passage, le satyre se décale encore un peu plus vers Élise. Il n’y a plus qu’une vingtaine de centimètres entre eux.
« Si David pouvait être là… ou au moins Séraphin ! Il n’est pas très costaud, mais ce serait déjà ça ! »
Plus que trois arrêts.
Une vieille dame entre avec un caddie et fait reculer tout le monde. Le type louche est presque collé à Élise maintenant. Elle s’écarte de lui comme elle le peut, mais elle a trop peu de marge de manœuvre. Et lui, de son côté, rien ne le gêne. Sa tête se laisse carrément tomber vers le décolleté qui le passionne tant.
« Il est dégueu, putain ! Il pue la mort ! »
L’étudiante ne s’est jamais sentie aussi seule et aussi mal à l’aise. Aucun commentaire. Aucune remarque salace. (Pour une fois !) Juste ce regard absent qui plonge tout droit entre ses seins. À la limite, elle préférerait qu’il lui parle, qu’il la drague ultra lourdement, qu’il lui sorte une phrase pourrie… Au moins, elle pourrait répondre quelque chose et l’envoyer chier ! Là, il ne sort pas un mot. Son gêneur se contente de garder la bouche entrouverte. On dirait qu’il bave un peu…
Deux arrêts.
L’aura qui émane de cet individu est oppressante. Son attitude est plus qu’étrange. Les seuls sons qu’il laisse entendre sont des bruits d’expirations rauques, comme si sa gorge était obstruée. Son haleine très chargée semble venir d’outre-tombe. Seuls quelques centimètres le séparent de l’étudiante. Pressé contre elle à l’arrière de ce bus, il lui suffirait de baisser un tout petit peu la tête pour croquer ces seins bien ronds et bien fermes qui ont fait rêver tant d’hommes avant lui. Tout à coup, il respire plus fort. Élise frissonne en sentant sur sa peau la chaleur de ce souffle méphitique.
— Bon, ça suffit ! T’as assez profité, alors maintenant tu regardes ailleurs ! Un peu d’air là !
— Beûûûargh !
Autour d’eux, personne ne réagit. Évidemment. Élise fulmine ; on peut se faire suivre, se faire mater par des gros pervers, se faire grogner dessus même… et ça ne dérange personne !
« Beûargh ? Ça veut dire quoi, ça ? Beûargh… C’est une façon de parler aux gens ? »
Au carrefour où la rue de Valenciennes rencontre la rue de Douai, un scooter à trois roues, probablement très en retard pour aller au boulot, grille le feu rouge sous le nez du bus. Freinage d’urgence. Le chauffeur a réagi à temps. Le deux-roues s’en sort avec une belle frayeur, tandis que les passagers du bus sont secoués d’avant en arrière par la brutalité de l’arrêt.
— Yiiiiiiiirk !
A-t-il profité de la cohue ? A-t-il été emporté par l’inertie ? Au cœur de l’embardée, le type louche trébuche et sa tête se fourre profondément entre les seins d’Élise. Tétanisée, elle laisse passer une longue seconde avant de réagir. Une éternité. Tout se passe très vite. Ce contact dure des heures. Le satyre prend une grande inspiration pour humer son parfum. « Son front est brûlant ! » a-t-elle le temps de penser. Ses mains se lèvent vers la jeune femme et tentent de saisir sa taille. Sa gorge émet un son guttural comme un glouglou d’évier mal débouché. Élise sent un filet de salive couler sur sa peau. Il la touche avec… sa langue !? L’instant de stupeur est fini ; c’est l’électrochoc.
— Dégage ! Putain ! Au secours ! C’est dégueulasse ! Putain ! Merde !
Élise y va de tout son poids pour le repousser. Les deux mains en avant, elle plonge sur son agresseur pour l’éjecter le plus loin possible. Toutes les têtes se tournent. Même le casque Sony avec puce anti-bruit a entendu le cri de détresse de l’étudiante. Un demi-cercle se forme autour du satyre. D’un seul coup, c’est comme s’il avait la peste. Les uns et les autres le repoussent, le fuient, s’écartent.
— Beûûûargh…
Par bonheur, le bus s’immobilise. À peine les portes sont-elles ouvertes, qu’Élise saute dehors. Ce n’est pas son arrêt. Elle ne sait pas où elle est, elle ne sait plus où elle va, elle ne sait plus comment elle a atterri là, elle sait juste qu’elle ne veut plus être enfermée dans ce bus. Dehors ! De l’air ! Sortir ! Respirer ! Vite, des lingettes pour essuyer ce merdier !
— Putain de bordel ! C’est dégueulasse ! Il m’a bavé dessus ! Hiiirk ! Je meurs… !
Dans la rue, des passants la dévisagent, les yeux plissés. Le bus redémarre, emportant dans ses entrailles le lécheur intempestif. Son visage est collé contre la vitre. Élise le laisse s’éloigner sans le quitter des yeux. Elle ne se soucie pas des gens en train de se demander qui est cette folle qui pousse ces cris stridents dans leurs oreilles.
— Sale pervers ! Vieux dégueulasse ! Immonde bâtard ! Chien de la casse ! Raclure de bidet ! Tu pues la mort, sale…
Le bus est trop loin maintenant, il ne l’entendra plus. Et puis… c’est elle qui va finir par passer pour une chtarbée.
« C’est complètement dingue, ce qu’il vient de se passer ! »
Élise s’essuie dix, vingt ou trente fois avec ses lingettes. Tout le paquet y passe. C’est comme si sa peau était infectée par toutes les bactéries du monde. Elle ne s’était jamais sentie aussi sale, aussi puante, aussi répugnante, aussi souillée, aussi… aussi… aussi contaminée !
« Respire, Élise, c’est fini… »
Il faut plusieurs minutes à Élise pour qu’elle reprenne ses esprits. Peu à peu, les bruits de l’avenue lui reviennent ; des voitures, des klaxons, des gens pressés… Son cerveau reconnecte tous ses branchements. Le bourdonnement dans ses oreilles s’estompe. Ça fourmille dans tous les sens.
« Dès que j’ai un peu d’argent, j’achète une Fiat 500. Les transports en commun, très peu pour moi ! »
L’heure tourne et elle va être en retard. C’est déjà long de devoir attendre le bus, alors devoir en attendre un deuxième… Surtout quand c’est parce qu’il y avait un pervers dans le premier !
« Il a léché mes seins, cet enfant de salaud ! En public, en plus ! On va où là ? »
Élise enrage comme jamais. Des relous, elle en a connu, mais ça… c’était une première !
« Ils sont malades, les gens… Putain ! »
Tandis qu’elle rumine, Élise ne prête pas attention à la drôle de femme qui arrive à sa hauteur à pas lents. Sa démarche mal assurée, son teint blafard, son regard vitreux, le filet de salive pendouillant au coin de ses lèvres lui auraient envoyé un avertissement si seulement l’étudiante avait tourné la tête dans sa direction.
« Et puis il sentait vraiment la mort… Littéralement ! Ses fringues, sa peau… C’est un coup à vous refiler le choléra, ça ! Cette odeur de frigo moisi… C’est dingue, j’ai l’impression de toujours l’avoir dans les narines ! Cette pestilence ! Cette haleine avec des relents de cadavre, un peu… un peu comme cette femme, là… Mais !? »
Élise n’a pas le temps de réagir. La malodorante qui claudiquait vers elle s’arrête à sa hauteur, attrape son bras et plante ses dents dans son épaule. Élise se dégage rapidement, mais la morsure est cuisante. Le débardeur blanc se tache de sang ; incisives et canines se sont enfoncées profondément sous la peau.
— Yiiirk ! Mais bordel, qu’est-ce qui ne tourne pas rond aujourd’hui !? Grosse folle ! Putain de salope !
Le sac à main d’Élise prend son envol et heurte violemment la tête de cette dégénérée !
— Beûûûûûûargh !
L’étrange femme tombe du trottoir et fait quelques pas sur la route. Sur sa tempe trop blanche se forme un hématome bleu-noir. Un cadre en costume-cravate manque de la renverser avec sa trottinette électrique.
— Ça va, mademoiselle !?
Élise sent une main inconnue se poser sur son épaule. Ni une ni deux, elle s’enfuit en pleurant. Les klaxons l’accompagnent quand elle grille les passages piétons ; ses hauts talons claquent claquent claquent sur le pavé.
— Putain de merde ! Plus jamais, plus jamais, mais plus jamais, je prends le bus !
Ton écriture suscite efficacement le malaise et la tension de la situation, et tu abordes un sujet important qui mérite d'être discuté. Il est essentiel de sensibiliser les gens à ces problèmes et de promouvoir le respect et la sécurité dans l'espace public.