1.1 En chasse

Me nourrir… c’est la seule chose qui m’est réellement vitale. On pourrait me transpercer de part en part, je ne ressentirais rien. J’ai un corps, certes, mais pas aussi tangible que ces êtres fragiles, les humains. Je ne suis qu’une créature éthérée, errant à la recherche de sa nouvelle proie, comme chaque nuit.

Me nourrir… pour garder mon apparence humanoïde, pour ne pas mourir. Je n’ai pas d’autre but dans la vie. Si l’on peut appeler ça une vie.

Je hume l’air chargé de phéromones.

C’est normal, je me trouve près d’une boîte de nuit et la plupart des mâles ne recherchent qu’une partenaire d’un soir. Quoique, pour cette fois, je pourrais me tourner vers la gent féminine. L’important est que je trouve la bonne personne, celle qui pourra me nourrir de son énergie sexuelle, celle qui sera suffisamment forte pour combler mon appétit. C’est la seule manière pour nous, les cauchemars de subsister. Nous n’aimons pas les noms de succube et incube. Nous pouvons être homme ou femme… c’est selon le bon vouloir de notre victime. Mais j’avoue que je me préfère sous mes traits féminins, mon apparence première. Celle que j’ai choisie lorsque j’ai commencé à chasser.

J’avance d’un pas léger, presque aérien. Je me dois de rester discrète, me fondre dans la masse sans que l’on ne voie mon visage. À l’intérieur de la boîte de nuit, l’air est moite, l’espace est noir de monde. Des stroboscopes m’aveuglent par moment. Je déteste ces lieux, mais je me fais violence et inspire à nouveau d’une manière si intense que les substances sémiochimiques emplissent mes narines et couvrent l’odeur de cigarette, d’alcool et de transpiration.

Une émanation suave dénote des autres et je m’en imprègne. Mon corps réagit dans la seconde et chaque parcelle de mon être tremble. Dans cet effluve se cachent tous les secrets inavoués, les désirs et les attirances de la personne qui la sécrète sans même s’en rendre compte.

Je passe ma langue sur mes lèvres, alléchée par tant de douceur. Elle a le goût du caramel au lait et me fait déjà saliver. Ma faim se ravive, mais je me rue vers les toilettes. La plupart des demoiselles se refont une beauté devant le miroir, discutent entre elles. Aucune ne me prête attention. C’est juste parfait. Je m’enferme dans l’une des cabines et, par instinct, me cramponne à la vasque souillée par les nombreux passages. Je fixe mon reflet dans le miroir, ça commence déjà. Ma peau si claire prend une teinte plus halée, mes yeux verts se pigmentent d’un bleu presque givré. J’ai l’impression que mes os s’étirent pour me faire gagner quelques centimètres. Je tente de calmer ma respiration, j’ai l’impression d’étouffer. Ma discrète poitrine prend deux tailles de bonnet. Heureusement que je ne porte pas réellement de vêtements, sinon, je serais morte asphyxiée… enfin, si j’étais capable de respirer. Mes cheveux cuivrés perdent leur ondulation, se lissent et se colorent d’un profond noir corbeau. J’ai l’air d’une jeune femme tout juste sortie de l’adolescence.

— Un amour de jeunesse, hein ? Soit…

Ses phéromones me parlent, me chuchotent ses envies. Plus la personne est amoureuse, plus elle est facile à séduire et plus ma faim sera rassasiée.

J’esquisse un sourire. Je dois avouer que c’est rafraîchissant de tomber sur une personne normale pour une fois. Pas d’attirance étrange, voire saugrenue. Avec l’expérience, j’ai appris à les reconnaître et les éviter. Même si certains cauchemars ne reculent devant rien pour se nourrir, affrioler les amateurs d’animaux ou d’objets n’est pas ma tasse de thé. Ils me coupent souvent l’appétit.

La simplicité, il n’y a rien de mieux !

Instinctivement, j’approche mon poignet de mes narines. Je sens le jasmin. Sans doute que cette fille portait ce parfum. C’est fou comme les odeurs sont amplifiées dans les souvenirs des gens, surtout lorsqu’il y a une attirance sexuelle. Elles imprègnent tout et inondent de désirs.

Enfin prête, je sors de la cabine des toilettes et me dirige d’un pas assuré, me laissant guider par la trace de phéromone. C’est comme suivre un fumet invisible jusqu’à mon repas. Plus j’avance, plus je salive. Ma marche se fait plus pressante et je me trouve très vite devant mon but.

C’est un jeune homme, d’une vingtaine d’années. L’aube approche et il ne tardera pas à regagner son domicile.

— Pourquoi ce n’est pas toujours aussi simple ?

Si le monde était peuplé d’humains comme lui, notre peuple ne mourrait pas de faim. Aujourd’hui, la luxure est si courante, que personne ne laisse le temps à l’amour ou le désir de grandir. Tout doit être assouvi, tout de suite. Se contenter d’un en-cas n’est pas suffisant. Nous finissons par nous affaiblir, mais ce soir, c’est mon jour de chance. Cet homme déborde d’un amour inavoué depuis plusieurs années.

J’amène mon poignet à mes lèvres et souffle dessus. La fragrance virevolte, ondule, esquive les danseurs enfiévrés et parvient jusqu’à lui. Je le vois fermer les yeux et inspirer à s’en faire éclater les poumons. Sa réaction me tire un sourire amusé, il est vraiment touchant. Quand il ouvre les yeux, il semble un instant surpris et, comme je m’y attendais, son regard balaie l’ensemble de la piste de danse. Il ne me voit pas encore, je suis bien cachée derrière un groupe de jeunes.

Accompagné de ses amis, il s’avance vers la sortie et je le suis à une distance respectable. Dehors, j’attends encore quelques secondes, le temps qu’ils se disent au revoir.

— C’est le moment !