0911 : Je t'aime

Tu serais fière de moi.
Aujourd’hui, ça fait dix-neuf ans que tu es partie. Je me souviens encore de ton sourire quand tu m’avais annoncé que tu allais partir aux Etats-Unis. C’était le plus beau jour de ta vie, et le début de mon rêve, en quelque sorte. J’allais commencer mon travail comme danseur étoile. Et surtout, j’allais pouvoir vivre ton voyage au travers des cartes postales et des mails que tu étais supposée m’envoyer. Et que je n’ai jamais reçues.

Je me souviens t’avoir amenée à l’aéroport, pour que tu puisses partir. La fierté que tu avais dans les yeux quand je t’avais fait remarquer que tu allais devenir la parfaite petite New-Yorkaise. Depuis le temps que tu en rêvais. Tu étais ma lumière, tout ce qui caractérisait mon bonheur et surtout ce qui me donnait envie de me lever, et de vivre ma vie au quotidien. Tu étais mon premier amour, ma sœur. Enfin, premier amour, on se comprend. La première femme qui m’a montré que l’amour pouvait exister même au sein d’une famille. Parce que vivre dans la nôtre, c’était compliqué, même pour ça. C’était pour ça qu’on s’était créé un cocon que tous les deux. Tu étais ma meilleure amie, ma confidente, ma jumelle malgré la différence d’âge. Je n’avais que quinze ans, et toi, sept de plus. Mais c’était toi qui étais là pour moi.

Tu te souviens de ce que tu m’as dit avant de partir ? Moi oui. Les mots résonnent encore dans ma tête. Tu m’as dit « Joan, sois fort, n’aies pas peur d’être qui tu es. » ça m’a énormément travaillé, toutes ces années. Et j’ai fait en sorte de te rendre fière. Surtout après ce jour. Après ce jour de malheur, de tristesse où le monde s’est fini dans mon cœur, et où tout a basculé.

On venait de se téléphoner. Je veillais jusqu’à tard pour pouvoir te souhaiter une bonne nuit, et j’attendais au pied levé que sonnent les coups de midi pour pouvoir te souhaiter une belle journée, et que tu me racontes ce que tu avais prévu. Et ce jour-là, tu m’avais parlé de ta fête d’accueil à la société. J’avais tellement hâte que tu me racontes ce qu’il s’était passé, ce qu’on t’avait dit, ce qu’on t’avait prévu ! Sur ce que toi aussi, tu avais prévu, mais tu étais tellement cachotière !

Après les cours, j’avais accouru à la maison pour pouvoir t’appeler en vidéo MSN. Mais tu n’as pas répondu. Pour la première fois de ma vie, tu t’étais montrée indisponible. Et je n’ai pas compris. Je n’ai pas saisi la gravité des évènements de ce jour-là. Quand Papa a allumé la télé, j’étais loin de m’imaginer les images d’horreur qu’on aurait pu voir. Je n’aurais jamais pensé que la cendre, la poussière et les décombres puissent m’arracher un tel cri. J’ai réessayé de t’appeler. Encore, et encore. J’y ai passé toute la journée. Et le lendemain, aussi. Et le surlendemain. C’était inconcevable. Le feu, la panique, les bruits… La télévision rendait tout ça plus réel, comme si je me trouvais au milieu des décombres, dans cet air qui devait brûler le visage et les poumons, où des milliers de personnes se trouvaient ensevelies. Mais pas toi. J’osais espérer que toi, tu avais réussi. Que ton heure n’était pas venue. C’était cruel, c’était dur. C’était égoïste aussi. Mais j’avais besoin de savoir que toi, au moins toi, tu avais survécu. Jusqu’à ce qu’on reçoive une lettre. On t’avait retrouvée, et on nous demandait de venir te chercher. L’espoir avait gonflé mon cœur, et pour la première fois de ma vie, j’allais découvrir l’Amérique, voir New-York. Avec toi. J’en étais certaine. Tu avais survécu, tu étais bel et bien la guerrière que je connaissais.

Mais je n’avais rien compris. Ce pourquoi on nous avait fait venir, c’était pour identifier ton corps, et venir le récupérer pour l’enterrer convenablement, puisque pour toi, c’était possible. Ce jour-là, je n’ai pas réalisé la chance que j’avais de pouvoir t'enterrer. Ni saisi celle de te dire au revoir. Je me suis révoltée. J’ai pleuré, et au fil du temps, je me suis effondrée.

Dix-neuf ans. Dix-neuf ans sans toi, c’est bien plus que tout ce que je n’aurais jamais pu supporter. Mais quand j’ai pu partir de la maison, j’ai eu l’impression que tu me guidais dans ma vie de tous les jours. Que c’était toi, et une sorte de corps astral qui me protégeaient. Est-ce que c’était idiot de penser ça ? Sûrement, aux yeux des autres. Mais moi, cette croyance, ça m’a permis d’avancer. De me créer la vie que je voulais.

Anna, si tu savais comme tu me manques… La sensation me brûle de l’intérieur. Elle s’insinue dans mes veines comme un poison et coupe ma respiration, j’ai l’impression de me noyer au quotidien. Si je ne te sentais pas à mes côtés, je t’aurais sûrement rejointe, depuis le temps. C’est ça, être frère et sœur, non ?

Mais aujourd’hui est un grand jour. Aujourd’hui, j’achève la dernière phase de ma transition. Une transition qui m’aura pris plus d’une dizaine d’année. Evidemment, il y aura encore à faire, mais le plus gros se termine aujourd’hui. Pour le dix-neuvième anniversaire de ta mort. Je vois ça comme un signe du destin. Je t’ai promis de devenir qui je voulais être. Et aujourd’hui, je ne suis pas Joan. Je me demande si je l'ai un jour déjà été.. Je suis qui je veux être. Je suis Elise. Ta sœur. Et c’est sûrement ce qui, pour le premier 11 Septembre depuis des années, me donne la force de me lever. Avoir tenu ma promesse me donne la force et la foi d’avancer en te laissant partir. Puisses-tu reposer éternellement en paix. Je t'aime.

 

 

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Ohana
Posté le 30/04/2021
Bouh !
Ton texte m'a brisé le coeur ;-; Je me doutais un peu avec le titre de l'événement mais tu m'as encore captivée, même si je reniflais un peu ici et là !

Côté commentaire plus spécifique, je n'ai pas grand chose à dire, je n'ai pas vu de coquille ou de tournure suspecte, tout était très fluide <3
MelaisHidden
Posté le 30/04/2021
Haaa ! Je te remercie pour ton commentaire ♥
Baelfire
Posté le 15/11/2020
Il m'a fallu une petite pause avant de poster jpp
Ton texte est très prenant, sans doute trop, mais c'est le but. Impossible d'être indifférent, surtout quand on sait que ça été une réalité pour beaucoup de personnes.
Les deux thématiques abordées sont bien emmenées, on sent que se sont des sujets importants pour toi !
MelaisHidden
Posté le 15/11/2020
Merci pour ton commentaire, ça fait plaisir !
Je suis contente si les deux thématiques ne sont pas abordées avec trop de lourdeur ! Encore merciiii <3
Rimeko
Posté le 20/09/2020
Oh, que de thèmes sérieux abordés ici... et abordés avec beaucoup de délicatesse, bravo !
(j'allais te faire remarquer le "danseur" du début puis le "effondrée" vers le milieu, mais avec la transition d’Élise, ça prend tout son sens :P) (dis-moi que c'est pas la même Élise que dans la nouvelle précédent par contre, sinon je vais me remettre à pleurer) (oui j'ai pleuré)
MelaisHidden
Posté le 21/09/2020
Non c'est pas la même Élise !
Mais en revanche... J'ai un truc avec ce prénom dans certains écrits, même avec des années d'écart !

J'avoue que je suis assez satisfaite que le fait d'aborder tous ces thèmes a la fois ne choque pas trop, ça comptait beaucoup pour moi de passer plusieurs messages dans un monde où la violence est de plus en plus asymétrique, mais aussi présente même adressée des éléments constitutifs des personnes..
Merci de ton commentaire !
Herbe Rouge
Posté le 18/09/2020
J'aime beaucoup ! Le récit est vraiment prenant avec une bonne description des émotions et une bonne progression :)
J'apprécie les histoires courtes de ce style.
MelaisHidden
Posté le 18/09/2020
Merci pour ton petit commentaire ! J'avoue que je l'ai beaucoup écrit avec mes sentiments du jour qui compte vraiment énormément dans ma vie, et du coup, je ne me suis pas trop relue, je l'ai un peu posté pour "évacuer", je suis heureuse que ça te plaise ! :D
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