09 | Une ombre du passé

« Ma main tremble comme j’écris ces lignes. Les mots s’entremêlent, les lettres s’embrouillent. Un peu comme mon esprit.

Ce sont eux qui m’ont suggéré de t’écrire. Ils ont dit que ça me ferait du bien, que ça ferait remonter des souvenirs. Je ne sais pas s’ils ont raison. Je ne sais pas grand-chose en ce moment.

Un souvenir. Ils m’ont dit de m’accrocher à un souvenir, un bon souvenir. Pas facile à trouver. Tout se mélange, rien ne parait réel. Si t’étais à côté, peut-être que ça serait plus simple de s’en rappeler. Peut-être pas. Je ne sais pas. Je suis si fatiguée.

L’été. Je crois que c’est l’été. J’ai cette sensation de moiteur. L’air est lourd comme avant un orage. Je crois. D’ailleurs, il y a des nuages à l’horizon. Très, très noirs. Et je sais au fond de moi qu’ils sont chargés de foudre, de tonnerre. Je sais qu’ils vont arriver sur nous, bientôt. Je sais que ça sera le déluge.

Et nous, on est là, face à ces nuages. On est là à attendre que la pluie arrive, qu’elle rafraichisse l’air. On est là. Je ne te regarde pas. Pas dans le souvenir. Je ne te regarde pas parce que je n’ai pas besoin de le faire. Je sais juste que tu es là, à côté de moi. Je le sais et ça me rassure.

Mais le souvenir s’efface. Il s’efface quand retentit le premier coup de tonnerre. Il s’efface et il est remplacé par autre chose. Autre chose que je ne veux pas revoir. Jamais.

Et pourtant, pourtant, c’est là. Et ce n’est pas le tonnerre ce coup-ci, non. Même si ça déchire aussi les tympans. Ça déchire les tympans en même temps que ça déchire la terre. Proche, beaucoup trop proche.

Les images, elles sont là, elles aussi. Floues, saccadées. Il y a de la fumée dans l’air, beaucoup de fumée. Ou peut-être que c’est la poussière, celle des bâtiments qui viennent de s’effondrer. Qui viennent d’exploser. Peut-être que c’est ça.

Je ne veux pas revoir ce souvenir et pourtant, il est là. Il est partout. Toi, par contre, tu n’es pas là. Pourquoi ?

Je me revois suffoquer, tenter de reprendre de l’air. C’est difficile, presque impossible. Mais il le faut, il le faut pour survivre. Et j’ai très envie de survivre.

Il y a autre chose, un bruit en fond. Des sirènes qui hurlent. Là, dans toute la ville. Mon esprit est beaucoup trop vide pour en comprendre la signification. Même maintenant que les bombardements, la douleur et la mort sont loin derrière.

J’ai mal. Écrire cette lettre a fait revenir toute la douleur des derniers mois. Mes mots sont de plus en plus embrouillés, mes pensées aussi.

Et puis, en regardant cette lettre, je me dis que c’est inutile. Parce que toi, à qui je m’adresse, je ne sais plus qui tu es. Sans doute, une ombre du passé. »