03 – Jacob

Par Joxan

Aucune peur ne surpasse celle de l’ignorance. Quelque part, égarées dans ces immenses contrées abandonnées de l’emprise humaine, quelque chose se préparent. Les affaires risquent de tourner au ralenti. 

Ce qui se trouve dans ce sous-sol alimente la ville en ressources financières, et donc en ressources alimentaire. Un marché trop précieux pour être abandonné.

Au moins j’ai déjà une certitude, la manufacture reste scellée. Aucune âme ne s’y trouve.

Toutefois nous pouvons craindre plusieurs choses. Soit des histoires disent vrai, et une armée de morts vivants viendra décimer la population de la ville. Une attaque aussi soudaine que meurtrière, des victimes vidées de leur sang. Quelques survivants comparent leur passage à celui d’un ouragan. Peu probable.

Ou bien, une menace bien réelle et inconnue en veut au contenu de l’usine. Ce cas plus vraisemblable pourrait conduire à une chute de l’économie de la ville. Voilà pourquoi une personne de confiance doit succéder à Pavel. Zééva se trouve la plus compétente pour prendre le relais.

La vibration de mon téléphone me ramène à la réalité. Tempérance, elle me rappelle enfin. 

« Tu es difficilement joignable, surtout quand j’ai besoin de ton savoir-faire. 

— J’ai une vie hors du travail ! Ô monsieur le gouverneur de notre grande et majestueuse cité de Niras ! »

Toujours ce même ton à la fois chantant et comique, preuve qu’elle va plutôt bien. 

« J’ai bien reçu ton mail, reprend-t-elle.  Je suis déjà en route pour le lieu du crime, je t’envoie comme d’habitude mes découvertes, et suppositions. Le tout dans un rapport détaillé que tu liras en diagonale pour au final agir avec trois plombes de retard. »

Elle connaît bien ma façon de travailler. Trop bien même. Et je ne dispose habituellement d’aucun argument pouvant la contredire, sauf aujourd’hui. Cette affaire me touche personnellement. Le manque de connaissance de Tempérance sur mon passif, cumulé au désintérêt qu’elle me porte, ne réveillera pas de vieux démons. Obtenir le poste de gouverneur sans aucun sacrifice relève de l’impossible, et mon ascension ne fait pas exception à cette règle. Le mercenaire Pavel sait, le détective Iddris se doute, mon prédécesseur Hésékiel gardera à jamais le silence. 

Tempérance remerciée en avance du travail qu’elle mènera. Mon téléphone prend place dans sa poche. Un tour à l’hôpital s’impose. Les informations que possède Pavel ne doivent transiter qu’à l’oral, et je suis certain qu’il a des choses à m’annoncer. 

 

Niras, ses quartiers somptueux, propres, décorés de fleurs du monde perdues à travers d’immenses colonnes de pierres. Au milieu des rues où se dressent sculptures et fontaines à l’effigie d’événements ou de grandes personnes, ma présence passe presque inaperçue. Les gens habitués à me voir errer entre les boutiques, cafés, et restaurants, ne prêtent qu’une légère attention à mon égard. Certains hochant simplement la tête en guise de politesse, d’autres plus rares se démarquent pour échanger quelques mots. Aujourd’hui respecte cette coutume, avec une nouvelle question sur toutes les lèvres : pourquoi le stand de tir a-t-il subitement fermé ? Et à chaque fois, je mentionne un incident de plomberie. Mieux vaut éviter pour le moment d’éveiller les inquiétudes. 

Quelques belles paroles rassurantes, un sourire déguisé, de bons ingrédients pour cacher une détresse intérieure. Si seulement ils savaient comment j’ai Sali mes mains. Si seulement ils savaient tout le sang séché que je laisse derrière moi. Si seulement ils savaient que certaines informations pourraient me faire tomber de ma tour en moins de temps qu’il en faut pour le dire.

 

Isolé au cœur d’un grand parc aux airs de jardin d’éden se dresse le centre de soin, le cœur de la cité. Dans ce bâtiment presque surnaturel par ses façades végétales se déroulent en plus du suivi de patients, des recherches médicales et diverses expériences biologiques. Un univers qui m’échappe encore totalement. 

Dans le hall blanc scintillant de propreté résonne au loin les cris de patients meurtris. Entre accidents et agressions, la vie n’épargne pas plus que l’humain. Une mélodie infernale dans un décor paradisiaque. 

Derrière le comptoir de la réception où jouent en cacophonie un orchestre de téléphones, une jeune femme me fait signe de patienter lorsque je me rapproche. Relayée dans son marathon téléphonique par un collègue, elle prend une grande bouffée d’air avant de revenir vers moi. 

« Bonjour monsieur le gouverneur. En quoi puis-je vous aider ? 

— Le directeur du stand de tir Pavel Hakl a été amené ici cette nuit entre trois heure et quatre heure. Je souhaite pouvoir le voir. 

— La responsable de ses soins nous a prévenu de votre éventuelle visite, je l’appel immédiatement. Vous pouvez patienter dans le coin café, elle viendra directement vers vous. »

Je la remercie d’un signe de tête avant de tourner les talons vers la grande pièce à la décoration si colorée qu’elle dénote totalement avec le reste du bâtiment. Des photos et tableaux parsèment les murs de bois, sur l’un desquels une plaque mémorial se trouve depuis près de douze ans. Une attaque d’envergure a volé la vie de centaines de citoyens. L’heure sombre de Niras. 

Un camion blindé transportant une cargaison de haute importance, flairé par des opportunistes sans âme. Une circulation bien trop dense pour une route en rénovation, un accident, un piège. En quelques minutes seulement, des hélicoptères de combat arrivaient… et. La délicatesse n’existe pas dans un tel massacre. 

« Monsieur Waerns ? »

La voix d’une femme en blouse tire mon esprit de ce souvenir. 

« Docteure Ârki-Nosa », se présente-t-elle en s’avançant vers moi. « Je m’occupe de monsieur Hakl. Il n’y a pas grand-chose à dire sur son cas, son cœur artificiel s’est chargé de libérer les protéines nécessaires à la cicatrisation de ses plaies. Nous avons juste donné un petit renfort. »

Sa main m’invite à la suivre vers les étages, un coup d’œil sur sa montre lui presse le pas. 

« Il est réveillé si vous vous posez la question, mais a subi une perte de mémoire. Nous le garderons toute la journée pour observation, il sera en mesure de ressortir ce soir. »

Sans cesser de détailler le rapport sur l’état de Pavel, nous gravissons les escaliers jusqu’au troisième niveau dans lequel elle se glisse dans le couloir toujours sur une cadence soutenue. Je peine presque à tenir son rythme lorsque que nous arrivons devant la chambre trois cent douze, devant laquelle deux gardiens veillent. 

« C’est ici. Appelez-moi si vous avez des questions. Et faites du sport à l’occasion monsieur le gouverneur. Ça vous évitera d’être essoufflé de la sorte, m’ordonne-t-elle en repartant. 

— Merci. »

Mes mots reconnaissant se perdent dans l’absence d’air de mes poumons qui tentent désespérément de récolter de l’oxygène. Une mise en forme s’impose, docteur Ârki-Nosa ne m’a même pas semblée respirer. 

Le binôme armé me jauge du regard ne sachant quoi faire, il n’y a rien à faire. Un signe de la main à la place de mots suffira à leur partager l’information : je vais bien.

 

Dans la chambre exposée plein sud, Pavel menotté au lit médicalisé me lance un regard de détresse. Quelque chose a vraiment réussi à le secouer. Son teint devenu gris laisse des rides parcourir son visage, je sens que ce qu’il va m’annoncer ne prévoit rien de bon. 

« Ludmila n’est plus à sa place. »

Coup de fouet. Mon cœur pris dans une presse s’affole. Si Ludmila revient, ma fin arrivera prématurément. 

« Qui… est au courant ? 

— Personne d’autre que nous désormais. Et avant que tu ne poses la question. Non, j’ignore qui est venu cette nuit. Ma mémoire s’est faite la malle. »

De toute évidence, L’assaillant connaissait parfaitement les lieux avant d’attaquer. Ça ne peut être qu’une personne proche de notre milieu. 

« Tu sais ce qui arrivera si nous ne parvenons pas à remettre les choses dans l’ordre. »

Pavel hoche la tête, paupières closes. Pour la toute première fois depuis que je le connais, je peux sentir sa peur. 

« Je sais ce que je dois faire, » lâche le blessé la voix cassée. « Préviens Yefim. Je m’occupe du reste. »

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